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Dany Laferrière : une tournée littéraire en forme d’offrande dans une Amérique en métamorphose

Dany Laferrière célèbre l’exil, la mémoire et la parole littéraire lors d’une tournée poétique et politique en Amérique.

Dany Laferrière debout face à un public captivé au Little Haiti Cultural Complex. Une soirée de littérature vivante, de mémoire partagée et de chaleur humaine. Photo: Yves Lafortune

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Alors qu’aujourd’hui l’Amérique se distingue une nouvelle fois par une politique migratoire de plus en plus brutale, un autre récit a traversé la Floride tel un souffle venu d’ailleurs : celui de la littérature, du dialogue et de la mémoire. Ce souffle portait un nom : Dany Laferrière. Du 26 mars au 3 avril 2025, l’académicien haïtien, écrivain inclassable et figure majeure de la littérature contemporaine, a été l’invité d’honneur d’une tournée organisée par le Consulat général d’Haïti à Miami, en partenariat avec plusieurs institutions francophones, dont les consulats de France et du Canada, l’Alliance Française et la délégation du Québec.

À rebours d’un climat politique marqué par le repli sur soi, cette tournée s’est imposée comme un hymne vibrant à la culture, à l’intelligence collective et à l’universalisme poétique. Une semaine rythmée par des conférences, des lectures, des hommages, des séances de dédicaces, des retrouvailles et une mémoire partagée. Un moment suspendu, où les mots ont pris le pas sur les murs, et où la littérature est devenue à la fois refuge et résistance.

Quand la littérature devient refuge et résistance

Le 29 mars, au Little Haiti Cultural Complex, cœur battant de la communauté haïtienne de Miami, la foule était au rendez-vous. Haïtiens, Américains, Canadiens, Français : tous réunis pour écouter celui qui, depuis quarante ans, tisse une œuvre où mémoire, exil et enfance dialoguent dans une langue à la fois limpide et vertigineuse. Là, dans ce sanctuaire culturel, l’exil n’était plus seulement douleur – comme le dictateur l’aurait rêvé pour nous – mais aussi célébration. Une manière d’affirmer que l’identité ne se dilue pas dans la migration : elle s’y transforme, s’y enrichit, s’y prolonge, avec toutes ses convulsions.

Une salle comble pour écouter celui qui fait danser les mots. Conférence de Dany Laferrière, sous le regard attentif de la diaspora et de la francophonie à Miami. Photo: Yves Lafortune

Intitulée « L’univers dans ma tasse de café », sa conférence magistrale avait été précédée d’une foire du livre à la Miami Public Library, rassemblant une vingtaine d’écrivains haïtiens en signature, dont Kettly Mars et Lyonel Gerdes.

Une œuvre-monde née de l’exil

De Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (1985) à L’exil vaut le voyage (2020), en passant par L’énigme du retour (2009), Laferrière n’a cessé d’interroger le déplacement, le souvenir et l’identité fragmentée. Il écrit : « L’exil ne commence pas le jour du départ, mais le jour où l’on sent que le retour est impossible » (L’énigme du retour, 2009).

Dans L’odeur du café (1991), il évoque son enfance à Petit-Goâve, sous le regard complice et tendre de Da, sa grand-mère, personnage fondateur de sa mythologie intime. Il écrit aussi : « J’ai appris la littérature dans la cuisine de ma grand-mère, entre deux gorgées de café noir » (L’odeur du café, 1991). Son œuvre, composée de 38 livres publiés entre 1985 et 2025, explore avec une apparente légèreté des thèmes profonds : l’exil, la mémoire, les identités, l’enfance, les amours, l’amitié, la solitude, l’Amérique. Il innove également avec des romans dessinés, où les mots dansent avec les images, redéfinissant les contours de la narration.

Frankétienne, le mentor

Lors de sa conférence, Laferrière a longuement évoqué Frankétienne, figure centrale du spiralisme. Il disait souvent de lui : « Il est une métaphore du pays entier. » Leur relation remonte aux années 1970, lorsque Laferrière, alors jeune journaliste au Petit Samedi Soir, couvrait la vie culturelle du pays.

Une tournée étourdissante

Le 31 mars, Laferrière a fait halte à la célèbre librairie Books & Books pour une conférence suivie d’une séance de signatures. Le 1er avril, il est allé saluer son vieil ami Jan Mapou, fondateur de la librairie Mapou à Little Haïti. C’est là, dans l’intimité d’une mémoire partagée, qu’il a repris un dessin réalisé des décennies plus tôt sur le mur de la librairie, à côté des livres, dans le parfum sucré du crémas.

Les clés et les mots : la diplomatie des honneurs

Dans un pays où le pouvoir s’exprime souvent par les murs qu’il érige, les clés remises à Dany Laferrière résonnaient comme des gestes de contre-pouvoir. Remettre les clés d’une ville à un écrivain, c’est ériger la littérature en autorité morale – même si la littérature s’enchante de son autonomie. Ces villes ne lui ont pas seulement ouvert leurs portes : elles lui ont donné droit de cité dans l’imaginaire collectif. North Miami Beach, North Miami, et enfin une clé très rare, qui englobe toutes les autres : celle de la ville de Miami, que la commissaire municipale a présentée comme la plus haute distinction de sa juridiction.

En proclamant un Dany Laferrière Day, les élues américaines ont ancré dans le calendrier la mémoire de cette tournée comme un moment de communion culturelle. C’est l’inverse du bannissement : c’est une inscription dans la continuité.

Une assistance debout : la réception populaire d’une tournée littéraire

Il y avait quelque chose de familial dans chaque rencontre. Il ne parle pas « au-dessus » du public, il parle avec. « J’écris pour ceux qui lisent dans le tumulte », confie-t-il dans Le cri des oiseaux fous – un livre écrit à Miami, avec neuf autres, dont L’odeur du café et Pays sans chapeau. Cette proximité a bouleversé de nombreux participants. Beaucoup sont repartis non seulement avec un livre signé ou une photo, mais aussi avec le sentiment d’avoir été écoutés, regardés, revalorisés.

En quête de repères

Les jeunes Afrodescendants ont trouvé dans la parole de Laferrière un souffle d’espérance. Il leur dit : « Vous pouvez aimer l’art, et vous pouvez vouloir aussi une vie meilleure. Vous pouvez parler plusieurs langues sans trahir aucune. » Sa grand-mère, Da, avait l’habitude de murmurer, en sirotant son café et avec ce doux sourire, qu’on devait trouver son bonheur sans ajouter à la douleur du monde.

Une Amérique à réinventer

Dans cette Amérique fragmentée, la tournée de Dany Laferrière prend des allures d’acte de foi. Ni victime ni héros, ni indigène ni colonisé, il est cet écrivain en mouvement : un cœur nomade – comme l’indiquait le titre de cette exposition itinérante qui parcourt actuellement le monde (le Quartier des spectacles à Montréal, le Pont des Arts à Paris, la Grand-Place de Francfort, Dubaï, Tunis, et la galerie de l’ONU à New York). Avec l’espérance qu’un jour, Haïti accueille ces nombreux portraits et paysages, où notre pays occupe la moitié des panneaux.

Son œuvre offre un miroir à une Amérique qui, si elle accepte de se regarder en face, pourrait retrouver le fil de sa complexité, comme de ses couleurs et de ses saveurs. L'œuvre de Laferrière oppose la beauté à l’horreur : « Voilà ce que la littérature peut faire. Et c’est déjà beaucoup. » (L’exil vaut le voyage, 2020).

Après la lecture de ses principales œuvres, plus d’un millier de lecteurs se sont donné rendez-vous à Petit-Goâve. En entrant dans cette ville séparée par la mer et la montagne, on a l’impression que tout regard à droite vous souffle à l’oreille : « Omabarigore, Omabarigore, la ville que j’ai créée pour vous en prenant la mer dans mes bras… » (inspiré de Davertige). Laferrière, petit-fils de Da, reste un enfant de Petit-Goâve, comme il l’écrit : « Je suis conscient qu’on n’a pas tous connu la même enfance, est-ce pourquoi je fais du 88 de la rue Lamarre à Petit-Goâve une adresse universelle du bonheur. »

Références

Laferrière, D. (1985). Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Montréal : VLB Éditeur.

Laferrière, D. (1991). L’odeur du café. Montréal : VLB Éditeur.

Laferrière, D. (2000). Le cri des oiseaux fous. Montréal : VLB Éditeur.

Laferrière, D. (2009). L’énigme du retour. Paris : Grasset.

Laferrière, D. (2020). L’exil vaut le voyage. Paris : Grasset.

Laferrière, D. (2023). Un certain art de vivre. Paris : Grasset.

Frankétienne. (1979). Ultravocal. Port-au-Prince : Imprimerie Henri Deschamps.

Davertige, R. (1966). Idem. Paris : Seghers.

A propos de l'auteur

Yves Lafortune, doctorant en Politique Publique et Administration à l'Université Walden, a forgé son parcours académique entre l'École Normale Supérieure, la Faculté de Droit et diverses institutions internationales, dont la Harvard Kennedy School. Expert reconnu en Politiques Publiques, il partage son savoir à l'Université d'État d'Haïti et à l'Université Notre Dame d'Haïti. Il dirige parallèlement son cabinet Consultations et Résultats tout en occupant le poste de Secrétaire Exécutif de l'Institut des Politiques Publiques, œuvrant ainsi activement à l'amélioration des politiques publiques haïtiennes.

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