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Regard sur la décentralisation et le développement local des communes frontalières

Décentralisation et développement local frontaliers : enjeux, dérives des zones franches, limites institutionnelles et pistes pour une gouvernance territoriale.

Table des matières

Les réflexions sur cette thématique s’inscrivent dans le cadre d’une formation menée à travers le projet de dialogue binational entre Haïti et la République dominicaine, en collaboration avec le PNUD et l’Université d’État d’Haïti, via le programme de maîtrise en Population et Développement de la Faculté des Sciences Humaines. Ce thème met l’accent sur le développement local et la décentralisation, envisagés comme une alternative au modèle de développement normatif, en soulignant l’importance de l’approche régionale transfrontalière.

Le développement local et la décentralisation apparaissent comme une réponse critique au développement normatif, qui néglige souvent le contexte local, les acteurs de terrain et les besoins spécifiques des populations. Dans cette perspective, la priorité est donnée à la valorisation des territoires, à l’exploitation des ressources locales et à la mise en œuvre d’une gouvernance adaptée.

L’émergence du développement local, à partir des années 1980, est perçue comme une voie de sortie face à la crise économique dite fordiste. Cette dernière, centrée sur l’organisation du travail, le rendement et la productivité industrielle, ignorait les dynamiques territoriales ainsi que les besoins des travailleurs. En ce sens, le développement local privilégie la diversification et l’enrichissement des activités économiques et sociales à partir d’une mobilisation des ressources ancrées dans les réalités territoriales.

Pour retracer les différentes approches du développement local, une attention particulière est portée au développement endogène (de bas en haut), qui prend en compte les revendications et initiatives locales. Il s’inscrit dans un cadre territorial mobilisant divers secteurs et espaces, en valorisant la vocation propre à chaque territoire. Le développement participatif apparaît alors comme un modèle mettant en lumière la volonté des acteurs de penser ensemble l’avenir de leur espace commun. Toutefois, cette participation ne doit pas servir de prétexte à des interventions extérieures imposées, mais favoriser l’autonomie des groupes sociaux dans la gestion de leurs projets de développement.

Cependant, il existe une approche du développement local envisagée comme une forme de réappropriation de la logique capitaliste dominante. Il s’agit du mécanisme de développement endo-exogène, lié à la stratégie d’ajustement structurel visant à adapter le niveau local aux exigences du marché global.

Face à ces deux perspectives, où se situe la décentralisation ? Généralement, on la conçoit comme un ensemble de mesures politico-administratives issues des mouvements sociaux, marquant une rupture avec l’État centralisé au profit d’une autonomie accrue des collectivités territoriales. Toutefois, en Haïti, la décentralisation tend à se confondre avec la déconcentration, dans la mesure où l’approche administrative met davantage l’accent sur le transfert de services publics et de compétences, mais sous la tutelle persistante de l’État central.

D’autres approches plaident pour une conception socio-politique de la décentralisation, fondée sur l’autonomie réelle de gestion, de financement, d’action et de décision des collectivités locales. Dans cette optique, la décentralisation et le développement local, envisagés sous un angle endogène et participatif, doivent intégrer les principes de la gouvernance de proximité ou de la gouvernance associative, ancrée dans les ressources et les pratiques locales.

En revanche, dans une perspective endo-exogène, la décentralisation et le développement local insistent sur les réseaux de proximité en tant que leviers d’ouverture territoriale. Cela favorise la transformation de l’espace frontalier en un territoire transfrontalier. La frontière cesse alors d’être une simple ligne de démarcation pour devenir un espace dynamique de transit et d’interactions entre deux régions.

Le long de cette ligne frontalière, les communes concernées sont réparties dans quatre départements, dix-sept communes et quarante-quatre sections communales. Ces entités présentent des caractéristiques particulières : postes de contrôle officiels ; frontières invisibles avec points de passage non régulés livrés à la contrebande ; problèmes de délimitation des bornes ; migrations de travailleurs ; conscience régionale propre (population transfrontalière) ; échanges commerciaux intenses ; faible niveau de production et d’infrastructures locales ; forte dépendance économique vis-à-vis de la République dominicaine.

En matière de coopération transfrontalière, on peut retracer comme antécédent la création d’une zone franche industrielle dans l’axe Ouanaminthe/Dajabón. Cette implantation témoigne d’une déterritorialisation de l’espace local au profit des exigences du marché global, entraînant la disparition de la vocation agricole de la zone au bénéfice d’investisseurs étrangers. La logique de cette zone industrielle repose sur la création d’emplois et le développement régional dans la zone frontalière, tout en agissant comme un levier pour freiner la migration vers la République dominicaine.

Cependant, face au chômage structurel à l’échelle nationale, cette zone est rapidement devenue un pôle d’attraction pour des populations venues de tout le pays. Il en a résulté une forte explosion démographique, créant une réserve abondante de main-d’œuvre mais générant également des problèmes d’intégration sociale, d’accès aux services de base, ainsi que des difficultés liées à l’habitat et à l’aménagement du territoire.

Non loin d’Ouanaminthe, une autre zone franche industrielle a été construite à Caracol, dans une optique similaire. Aujourd’hui, il est question de délocaliser cette industrie vers la zone frontalière de Capotille, en reproduisant les mêmes logiques d’implantation sur des terres fertiles et en soulevant les mêmes questionnements sur le développement local.

Toujours dans le cadre de la coopération transfrontalière, on note la construction d’un marché frontalier à Ouanaminthe, censé renforcer les échanges commerciaux entre les deux pays. À ce jour, ce marché n’est encore qu’un bâtiment inachevé. Par ailleurs, des efforts sont observés pour renforcer la sécurité frontalière, lutter contre la traite et le trafic, et distribuer des documents d’identité aux habitants transfrontaliers, souvent piégés dans un entre-deux statutaire de « citoyens transnationaux ».

Ces constats soulèvent plusieurs enjeux majeurs liés à l’effectivité de la décentralisation et au développement des communes frontalières :

  • Le problème de la délimitation et de la représentation de l’espace : découpages territoriaux, identification des ressources, pouvoir de circonscription politique ;
  • La mutation des territoires en zones transfrontalières ou franches, entraînant la disparition de la vocation initiale de l’espace, des formes de régulation, et une perte d’autonomie des élus locaux ;
  • Le manque de financement des collectivités pour mettre en œuvre des projets de développement viables ;
  • L’ineffectivité des lois-cadres censées garantir le bon fonctionnement des collectivités ;
  • Le déficit de conscience citoyenne et d’éducation populaire pour sauvegarder les pratiques socioculturelles, valoriser les ressources et préserver les espaces locaux.

En guise de conclusion, plusieurs perspectives peuvent être envisagées pour redynamiser la décentralisation et le développement local des communes frontalières :

  • Mettre en place une réglementation efficace des frontières autour des échanges commerciaux formels ;
  • Lutter contre la corruption et la contrebande ;
  • Promouvoir un véritable développement régional ;
  • Élaborer des plans de développement communal contextualisés ;
  • Rendre effectives les lois-cadres des collectivités ;
  • Relancer la production locale ;
  • Encourager les investissements publics et privés ;
  • Renforcer l’autonomie financière des communes.

Simbert Aristide est un travailleur social et juriste haïtien originaire de Ouanaminthe. Titulaire d'un Master en Sciences du Développement de l'Université d'État d'Haïti et d'une licence en Travail Social, il enseigne actuellement à l'UEH/Campus Henri Christophe de Limonade et à l'Université Innovatrice d'Haïti. Son expertise couvre la migration transfrontalière, la protection sociale et le développement local participatif. Il a travaillé pour diverses organisations dont CARE Haïti et le PNUD sur des questions de sécurité alimentaire et de dialogue haïtiano-dominicain. Il occupe également un poste d'ADM au Parquet de Fort-Liberté tout en poursuivant ses études juridiques.

 

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