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La déchéance de la dignité humaine en Haïti (I) : Sur les états d’âme des dirigeant.e.s (2011-2024)

L'avènement des "bandi legal" au pouvoir en Haïti a institutionnalisé le banditisme et la violence comme méthode de gouvernance.

Cap-Haïtien, Haïti, 18 novembre 2013 - Le président Michel Martelly, entouré de son équipe de sécurité, observe une manifestante au visage peint lors de sa visite dans la rue Nazareth. Cette image symbolise la relation complexe entre le pouvoir et la contestation populaire sous l'ère du "bandi legal". (Crédit photo : Deposit Photos)

Table des matières

La crise qui prévaut en Haïti au cours des dernières années me pousse souvent à réfléchir – non pas sur les destructions et les pertes matérielles enregistrées (bien qu’un inventaire en ce sens se révèle plus que nécessaire) – mais sur l’état d’esprit et les états d’âme de l’être haïtien en général. En observant les images d’infrastructures (maisons, bâtiments publics et privés, rues, etc.) détruites par les gangs terroristes, en écoutant les témoignages des survivant.e.s des actes atroces commis par ces criminels, en regardant les images choquantes et les vidéos que ces derniers ont publiées sur les réseaux sociaux pour exposer leurs forfaits, en suivant les prises de position des autorités haïtiennes au cours des dernières années, en m’informant sur la détresse de la population privée de son droit d’aller et venir, je me pose toujours ces questions : pourquoi et comment en sommes-nous arrivés là ? Ces deux interrogations m’amènent à réfléchir non seulement sur l’état d’esprit et les états d’âme de la population paisible, des rescapé.e.s, des torturé.e.s, des dépourvu.e.s, des déplacé.e.s, mais aussi sur ceux des représentant.e.s de l’État ainsi que de l’opposition politique en Haïti au cours des deux dernières décennies, sans oublier la disposition mentale des forcenés criminels. D’où la nécessité d’organiser cette réflexion en quatre parties, qui seront publiées en quatre temps : (1) Sur les états d’âme des dirigeant.e.s d’Haïti (2011-2024) ; (2) Sur les états d’âme des anéanti.e.s en Haïti (2011-2024) ; (3) Sur les états d’âme des forcenés criminels en Haïti ; (4) Sur les états d’âme des allié.e.s et ex-opposant.e.s aux dirigeant.e.s haïtien.ne.s (2011-2024). 

En janvier 2010, Haïti a connu une catastrophe sans précédent : un tremblement de terre qui a provoqué plusieurs centaines de milliers de morts, de sans-abris, d’orphelins et de personnes à mobilité réduite. Toutefois, la situation alarmante dans laquelle ce séisme a plongé le pays n’a pas empêché la tenue des élections prévues en octobre, dix mois plus tard. Ces élections ont été, à mes yeux, particulières, car c’était la première fois que deux chanteurs populaires, Wyclef Jean et Michel Joseph Martelly, se portaient candidats à la présidence. Alors que selon les lois républicaines, la candidature des deux aurait dû être annulée, le Conseil électoral provisoire de l’époque n’a écarté que celle de Wyclef Jean.

À la surprise générale, lorsque Martelly est arrivé au second tour de ces élections, je me suis posé deux questions : i) comment et pourquoi l’avait-on laissé arriver jusque-là ? ; et ii) s’il était élu président, que deviendrait Haïti après son quinquennat ? Mes préoccupations étaient liées à son impéritie administrative et à son autoproclamation de « bandi legal ». Cette inquiétude m’avait particulièrement hanté : si quelqu’un qui s’était autoproclamé « bandit légal » – et qui, durant sa carrière de chanteur, n’avait raté aucune occasion d’invectiver l’État et les institutions républicaines – parvenait à être élu président, Haïti ne risquait-elle pas de devenir un « paradis de bandits » ?

Bon, pour le bonheur ou le malheur du pays, pour le bonheur ou le malheur des êtres haïtiens, il a été non seulement élu président de la première « République noire » du Nouveau Monde, mais il est aussi parvenu à faire élire son successeur, feu Jovenel Moïse (nèg bannan nan). L’assassinat de ce dernier ne l’a pas écarté du pouvoir, malgré les suspicions qui pèsent sur lui quant à sa participation comme auteur de cet acte odieux. Au contraire, il est parvenu à s’imposer dans la gouvernance du pays jusqu’à aujourd’hui. En d’autres termes, sans épiloguer sur ce point, Martelly conserve une influence considérable dans la gouvernance du pays. Son accession au pouvoir en 2010 a inauguré l’avènement d’un règne, d’une realpolitik : celle des bandi legal ou des bandits au pouvoir.

Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler son album intitulé Bandi legal paru en 2008, soit environ trois ans avant son accession au pouvoir, et particulièrement la chanson éponyme dans laquelle il chante en introduction : Bandi tou tan. Bandi legal yo ki rive. Bandi legal yo chèf lame.... Bandi legal yo pran lari. Wi yo legalize. (Sweet Micky, 2008). Oui, les autoproclamés « bandits légaux » d’hier sont finalement arrivés au pouvoir, à la présidence du pays. Sont-ils parvenus à concrétiser leur rêve ? Son accession au pouvoir lui a-t-elle permis de « légaliser le banditisme » comme il l’avait chanté trois ans auparavant ?

Aujourd’hui, l’heure est au bilan. Les résultats sont là, visibles, très visibles. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la situation actuelle du pays pour avoir des réponses à ces questions. Il faut plutôt s’interroger sur l’état d’être, sur les états d’âme de ces dirigeant.e.s : Comment vivent-ils/elles, ces dirigeant.e.s qui ont gouverné Haïti au cours des dernières décennies ? Quel est leur quotidien ? Leur routine ? Vivent-ils/elles avec le sentiment du devoir accompli ? Sont-ils/elles heureux.ses ou se sentent-ils/elles coupables de la situation actuelle ? Sont-ils/elles fier.e.s d’avoir dirigé Haïti ?

Si on prend en compte la situation actuelle du pays et la « chanson bandit légal », un ex-dirigeant comme Michel Joseph Martelly devrait se sentir fier ou s’enorgueillir d’avoir atteint son objectif. Car il semblerait que son avènement au pouvoir lui ait permis de concrétiser le rêve exprimé clairement dans sa chanson de 2008 : légitimer le banditisme. Avec la complicité de ladite « communauté internationale », lui et ses allié.e.s ont fini par organiser et institutionnaliser le grand banditisme dans le pays au cours de ces dernières décennies.

Ainsi, dans un communiqué publié le mardi 20 août 2024, le Trésor des États-Unis a annoncé avoir sanctionné l’ex-président Michel Joseph Martelly pour son implication présumée dans le trafic de drogues et le blanchiment d’argent, ainsi que pour sa responsabilité dans la faillite sécuritaire et politique d’Haïti. Cette sanction est intervenue deux ans après que ce dernier a été sanctionné par le gouvernement canadien pour les mêmes accusations. S’agit-il d’une bonne nouvelle ? Peut-on se réjouir de cette annonce ? Quels impacts ces sanctions auront-elles sur la situation actuelle du pays ? Cette nouvelle n’aurait-elle pas eu plus d’impact si ces accusations n’avaient pas déjà été connues de tous, ou si ce personnage n’avait pas été déjà accusé par la grande majorité de la population pour ces mêmes motifs ? En définitive, il nous faut nous interroger non seulement sur les états d’âme de ces Haïtien.ne.s qui ont eu l’honneur de diriger le pays, mais aussi sur ceux de toutes les couches de la société, particulièrement sur les états d’âme des anéanti.e.s.


À propos de l’auteur. Dieumettre Jean est docteur en études littéraires de l’Université d’État Paulista (São Paulo, Brésil). Ses recherches portent principalement sur les littératures de la Caraïbe créolifrancophone. Il a publié plusieurs travaux en portugais et en français, notamment un chapitre sur le détour et le marronnage dans la littérature francophone caribéenne (L’esclavage en mots/maux et en images, L’Harmattan, 2021) et une monographie sur la transculturation et l’identité-relation dans l’imaginaire littéraire des Amériques (Transculturação e identidade-relação no imaginário literário das Américas, Alameda, 2022).

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