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Port-au-Prince, Haïti – Entre le 27 janvier et le 27 mars 2025, les communes de Kenscoff et Carrefour ont été le théâtre d’une série d’attaques d’une violence inouïe. Au moins 262 personnes ont été tuées, 66 blessées, et plus de 3 000 déplacées selon un rapport publié début avril par le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH). Derrière ces chiffres effrayants se dessine une réalité plus profonde : l’effondrement d’un État, incapable de protéger les siens face à des groupes armés qui gouvernent désormais par la terreur.
Deux mois d’attaques méthodiques et planifiées : le calvaire de Kenscoff, étape par étape
Les attaques sur la commune de Kenscoff n’ont pas éclaté soudainement. Selon le rapport, elles ont été préparées, coordonnées et exécutées avec méthode, selon une chronologie bien documentée par le Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH). Six phases se sont succédé entre le 24 janvier et la fin mars 2025, avec une montée graduelle de la violence et une stratégie d’encerclement territorial.
Phase 1 — Les signaux d’alerte (18–24 janvier)
Dès le 18 janvier, des actes de violence sexuelle annoncent l’arrivée des groupes armés. Une femme et une jeune fille sont violées à Bongard par des membres de gangs qui commencent à s’installer discrètement dans la région. Le 24 janvier, les réseaux sociaux s’emballent : des journalistes et citoyens signalent la présence de 75 à 100 hommes armés sur les collines surplombant Belot.
En réaction, les autorités locales décrètent un couvre-feu de 22 h à 5 h et installent trois points de contrôle routiers à Maroka, devant le commissariat de Kenscoff et à Fermathe. Cinq groupes d’autodéfense sont mobilisés, mais les moyens restent dérisoires. Les patrouilles policières assurent avoir sécurisé certaines zones, mais aucune offensive préventive n’est lancée.
Phase 2 — L’attaque massive du 27 janvier
Le 27 janvier à 3h du matin, une centaine de membres armés issus des gangs Grand Ravine, Ti Bois et Village de Dieu déclenchent l’assaut contre plusieurs localités : Belot, Bois Major, Bongard, Carrefour Bête et Furcy. En quelques heures:
- 31 civils sont tués, dont des femmes, des enfants, et des personnes âgées.
- 27 autres sont blessés par balles.
- Plus de 70 maisons sont incendiées.
Les gangs tuent indistinctement à l’intérieur des maisons et sur les routes, où des familles tentaient de fuir à pied. À 8h, les forces de sécurité (BI, BRI, UDMO, SWAT, UTAG) arrivent enfin, appuyées par les FAd’H et la Mission multinationale de sécurité (MSS). Elles tuent 23 assaillants et en blessent sept. Les gangs se replient mais poursuivent les exactions dans leur retraite.
À Carrefour, ils assassinent au moins 30 personnes supplémentaires, incendient 40 maisons et commettent un viol collectif à Pannye. Le soir même, les forces de sécurité prennent position dans plusieurs zones de Kenscoff.
Phase 3 — Représailles et escalade (28 janvier – 4 février)
Le 28 janvier, de nouveaux affrontements éclatent à Belot. Les gangs sont repoussés, mais se vengent à Bois Major, tuant six civils et incendiant leur maison.
Entre le 29 janvier et le 2 février, les gangs se retranchent, mais les violences sexuelles continuent :
- une femme de 41 ans est violée à Bongard alors qu’elle allaite son bébé.
- une jeune femme de 21 ans est agressée chez elle par plusieurs hommes.
- une adolescente de 16 ans est violée à Godet, après que sa mère, handicapée, a été exécutée.
Le 3 février, environ 100 hommes du gang 400 Mawozo rejoignent les opérations. Le 4 février, une nouvelle confrontation a lieu : 50 membres des gangs sont tués par les forces de l’ordre.
Phase 4 — Suspension temporaire et nouveau front (5 – 15 février)
Malgré l’absence d’attaques massives, les violences ciblées se poursuivent :
- 14 civils sont tués, dont un bébé d’un mois brûlé vif à Godet.
- Le 8 février, une femme est violée par plusieurs hommes chez elle.
Entre le 7 et le 13 février, le gang Kraze Baryè ouvre un nouveau front à Pétion-Ville, menant des raids dans Corlette, Meyotte, Métivier et Pernier. Ils causent 5 blessés, 7 enlèvements, mais sont repoussés par les forces de sécurité, qui tuent 54 membres du gang.
Phase 5 — Reprise des offensives sur Kenscoff (16 – 26 février)
Le 16 février, les gangs lancent une attaque sur la base de la Brigade de sécurité des aires protégées (BSAP) à Obléon.
- 4 agents des forces de l’ordre sont tués, deux autres blessés.
- Les forces de sécurité répliquent : 18 assaillants sont tués à Thomassin.
- En représailles, une femme et son enfant sont tués à Godet, puis brûlés vifs dans leur maison.
Le 17 février, les affrontements reprennent à Belot, Godet, Furcy et Viard : un agent UTAG est tué. Le 26 février, les gangs attaquent à nouveau Belot, Bois d’Avril, Godet et Morne Boucan, pillant et incendiant au moins 30 maisons.
Phase 6 — Intensification et stratégie de terreur (mars 2025)
Tout au long du mois de mars, les attaques deviennent plus diffuses mais régulières. Les localités de Carrefour Badio, Bélot, Bongard, Boucan, Depanse, Gramot et Viard sont visées. Le 24, 25 et 27 mars, les violences atteignent un sommet :
- 28 civils sont tués, la plupart en tentant de fuir.
- 4 personnes sont enlevées à Bélot.
- 80 maisons sont brûlées, provoquant un nouvel exode de plusieurs centaines de personnes.
La stratégie des gangs vise à multiplier les foyers de tension, disperser les forces de l’ordre et imposer leur domination par la peur.
Stratégie territoriale et guerre d’influence
Située dans les hauteurs de Port-au-Prince, Kenscoff est une zone stratégique. Elle surplombe Pétion-Ville — l’un des derniers bastions non contrôlés par les gangs — et abrite des voies essentielles, notamment la route récemment réhabilitée vers Jacmel, unique itinéraire relativement sûr vers le sud du pays.
Le contrôle de cette route représente une manne logistique, économique et politique pour les groupes armés. Il permet d’imposer des péages illégaux, de restreindre la circulation de l’aide humanitaire, et d’étendre l’emprise sur les zones agricoles vitales à l’approvisionnement de la capitale. Dans cette guerre, l’objectif est clair : encercler et fragiliser Pétion-Ville avant de s’en emparer.
Réponse étatique fragmentée et tensions internes
Si la police nationale haïtienne (PNH), appuyée par la Mission multinationale de soutien à la sécurité (MSS) et les Forces armées d’Haïti (FAd’H), a mené plusieurs contre-offensives, celles-ci ont rarement réussi à stopper durablement les attaques. À chaque repli des gangs succède une nouvelle attaque, plus brutale, plus meurtrière.
Le rapport du BINUH évoque également des dysfonctionnements structurels : malgré des signaux d’alerte reçus plusieurs jours avant les attaques, les forces de l’ordre ont tardé à réagir. Le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé et le Secrétaire d’État à la Sécurité publique ont reconnu avoir été informés à l’avance, mais aucun responsable n’a été sanctionné à ce jour.
Un climat de peur, de fuite et de désespoir
Les attaques ont provoqué un exode massif : plus de 3 000 personnes ont fui leurs habitations, et plus de 190 maisons ont été incendiées. Loin d’être une conséquence collatérale, ces déplacements semblent recherchés par les gangs, qui cherchent à vider la zone de ses habitants pour mieux la contrôler.
Dans les localités de Belot, Godet, Furcy ou encore Viard, les attaques ciblent indistinctement les résidents, les agriculteurs, les commerçants. Le tissu social et économique de la commune s’effondre. Kenscoff, réputée pour son agriculture, ne peut plus ravitailler Port-au-Prince. L’axe Kenscoff–Jacmel est désormais sous extorsion armée.
Un désastre humanitaire en cours
Face à l’ampleur de la catastrophe, des agences comme l’IOM, l’UNICEF ou le PAM ont mis en place une aide d’urgence : abris, eau potable, repas chauds, soins médicaux. Mais cette aide reste largement insuffisante, et plusieurs ONG ont dû suspendre leurs activités à cause de l’insécurité.
Le BINUH tire la sonnette d’alarme : les besoins psychosociaux sont immenses, surtout chez les femmes et les enfants traumatisés par la violence, les viols et les massacres.
L’impunité comme carburant de la crise
Un seul suspect a été arrêté en lien avec les attaques. Aucune enquête judiciaire sérieuse n’a été engagée. Cette impunité, récurrente, alimente une spirale où les bourreaux reviennent, les survivants fuient, et la peur devient loi.
Le BINUH appelle à la création urgente de pôles judiciaires spécialisés, à l’accès aux soins pour les survivantes de violences sexuelles, et à un soutien renforcé à la PNH, tant en ressources humaines qu’en renseignement.
Une guerre silencieuse au cœur de la République
En trois mois, le pays a enregistré plus de 1 500 morts liés aux violences armées, selon les Nations Unies. En 2024, plus de 5 600 personnes avaient déjà perdu la vie dans ce contexte. Ces chiffres dépassent ceux de nombreux conflits ouverts sur la planète.
Le cas de Kenscoff et Carrefour est loin d’être isolé : il s’inscrit dans une guerre non déclarée, où les civils paient le prix d’un effondrement étatique progressif.
Entre chaos et sursaut
La situation en Haïti exige une réponse politique et humanitaire à la hauteur de la crise. Tant que les réseaux armés dicteront leur loi dans l’indifférence générale, chaque nouvelle attaque érodera un peu plus l’idée d’État, de justice, de société.
Car aujourd'hui, ce n'est plus seulement Kenscoff, Carrefour et d'autres communes qu'ils assiègent, c'est l'idée même d'un État haïtien capable de protéger ses citoyens.