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L’illusion d’un peuple éclairé démentie par l’incivisme et la malséance

Critique d’une société se croyant éclairée, mais gangrenée par l’incivisme, la confusion morale et les faux airs de modernité.

Table des matières

La raison a fait du siècle des Lumières une période de progrès dans la culture occidentale, dont la colonisation et l’esclavage ont constitué l’aspect barbare. La notion « d’homme éclairé » est alors apparue, exigeant le devoir de se cultiver, de pratiquer les bonnes manières et l’honnêteté. Toutefois, en raison de l’esprit mercantiliste des entrepreneurs du trafic de l’or, des épices et des esclaves — des activités très lucratives —, il était difficile pour un bourgeois ou une bourgeoise de l’époque de devenir véritablement un gentilhomme ou une dame, termes signifiant respectivement homme éclairé et femme éclairée. En effet, la cupidité et l’avarice de ces individus les rendaient peu soucieux du savoir et de la probité.

Molière a représenté cette dualité d’attitudes dans la comédie Le Bourgeois gentilhomme, tournant en dérision certains membres de sa société qui se berçaient de l’illusion de devenir des gentilshommes, alors qu’ils étaient en réalité fripons et incultes, mus par leur soif de richesses faciles. La société haïtienne de 1804 a hérité des mœurs de certains colons et affranchis appartenant à cette catégorie d’illusionnistes. Et encore aujourd’hui, nous évoluons dans une atmosphère sociale et culturelle où c’est la majorité du peuple qui se trouve être la principale victime, et en même temps le porteur, de cette illusion du bourgeois gentilhomme, mais dans le statut du pauvre et de l’analphabète.

Pourquoi, à chaque coin de rue infesté d’ordures ou sur les bancs d’une place publique mal entretenue, rencontre-t-on ces illusionnistes qui ne sont que des automates insolents et arrogants, acteurs d’une société marquée par l’ignorance, la non-production et la sous-consommation des biens usagés des sociétés dites cultivées et éclairées d’Europe et d’Amérique du Nord ? Voilà une question qui invite à une réflexion sur les attitudes de certains Haïtiens, motivées par leur ignorance, leur incivisme et leur soif obsessionnelle de participer à la modernité de l’époque contemporaine.

La modernité fait naître, chez les individus de toutes les sociétés où circulent les images des biens industriels, une passion pour l’égalité et un besoin d’affirmation. Lorsque les conditions d’une éducation à la modernité technicienne sont réunies, cette passion se traduit par des pratiques sociales encadrées par des normes. Il existe alors des industries de biens et de services qui s’efforcent de satisfaire les demandes de citoyens-consommateurs disposant de revenus générés par des économies fondées sur l’emploi.

Les sociétés européennes, les États-Unis, le Canada, ainsi que certains pays asiatiques, incarnent cette passion pour l’égalité et ce besoin d’affirmation. Dans ces contextes, il n’existe pas de contradiction entre une culture de l’égalité et de l’affirmation de soi et les actes qui légitiment ces valeurs dans le cadre démocratique.

Mais lorsqu’on observe la société haïtienne, le contraste révèle une illusion profondément ancrée chez une majorité de la population, qui méconnaît la culture et la philosophie de la modernité technicienne. Le niveau d’éducation scolaire, scientifique et technologique est très faible, tout comme le niveau de développement industriel et technique, ce qui empêche une augmentation significative de la production de biens et de services.

Ainsi, à l’instar de nombreuses sociétés du Tiers-Monde et du Quart-Monde, Haïti devient un marché de seconde zone pour les produits issus des sociétés de surproduction et des industries de sous-traitance. De plus, le faible pouvoir d’achat des consommateurs les empêche d’être de véritables agents économiques. Il en résulte une tendance à la débrouillardise, à la contrebande, à la fraude fiscale et à diverses activités illicites génératrices de revenus non déclarés — et, par conséquent, de pratiques de blanchiment d’argent.

Cela n’empêche toutefois pas les entreprises de mettre en œuvre des stratégies publicitaires visant à maintenir l’illusion du « bourgeois gentilhomme », illusion qui touche aussi les pauvres et les ignorants persuadés d’être des hommes ou des femmes éclairés dans une société sous-développée, marquée par l’exclusion sociale, la marginalité et l’inégalité.

Cette illusion se manifeste sous plusieurs formes. La revendication d’une liberté perçue comme un droit d’outrepasser toutes les normes sociales, institutionnelles, légales et morales en est une expression flagrante et quotidienne. De nombreux pseudo-citoyens haïtiens ne respectent pas la liberté d’autrui, convaincus qu’ils peuvent, au nom de la leur, s’immiscer dans la vie des autres.

Un autre aspect de cette illusion réside dans le comportement exhibitionniste de certains privilégiés, capables de consommer des biens et des services auxquels la majorité n’a pas accès. Ces individus s’exhibent non seulement pour satisfaire leur besoin d’affirmation dans une société marquée par les précarités économiques et les écarts de revenus, mais aussi pour invalider ceux qui subissent ces frustrations. Ainsi, consommer dans une société qui ne produit pas ce qu’elle consomme devient un marqueur d’identité sociale, objet de luttes et de différenciations multiples.

D’autant plus qu’il n’existe pas d’espaces de discussion sur les modèles de société qui auraient dû permettre l’émergence de consensus et la neutralisation des conflits, dont les causes sont politiques, économiques et morales.

Pour atteindre le seuil d’une société où la passion de l’égalité et le besoin d’affirmation ne seraient plus de simples illusions entretenues par un capitalisme fondé sur le rapt, la fraude, l’opportunisme effréné et la publicité mensongère — en contraste flagrant avec la réalité vécue par les consommateurs —, il est impératif d’instituer le droit et le devoir de s’éduquer aux valeurs associées à la notion « d’homme éclairé » du siècle des Lumières.

Ainsi, pourra-t-on espérer croiser, à chaque coin de rue propre, bordé de bennes à ordures, sur chaque place publique bien entretenue par les services sanitaires de l’État, des Haïtiens éclairés, et non des illusionnistes insolents et arrogants, vivant dans une Haïti concrète, pleinement engagée dans la modernité technicienne de l’ère de la mondialisation. Cette mondialisation, aujourd’hui radicalisée par les progrès fulgurants dans les domaines de la communication et des transports, requiert que les avancées technologiques soient accompagnées d’impératifs moraux.

Faute de quoi, ni le bourgeois ni le pauvre d’Haïti ne pourra jamais devenir un véritable gentilhomme ou une véritable dame, au-delà de ces vieilles postures affectées qui singent la culture sans jamais l’incarner.

À propos de l'auteur

Evens Cheriscler est né le 5 avril 1981 à Port-au-Prince, Haïti. Il a étudié la sociologie à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH). Passionné par les sciences sociales, il est écrivain et journaliste. Il a exercé comme rédacteur pendant deux ans au quotidien haïtien Le National. Auteur de plusieurs œuvres inédites, il poursuit son travail littéraire avec la volonté de faire connaître ses créations dans les cercles littéraires.

 

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