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La déchéance de la dignité humaine en Haïti (II): Sur les états d’âme des anéanti.e.s (2011-2024)

Les massacres perpétrés par les gangs terroristes en Haïti ont causé des milliers de victimes et déplacé.e.s depuis 2018.

Des familles haïtiennes déplacées, portant leurs effets personnels, marchent dans une rue de Port-au-Prince. Cette image illustre la réalité quotidienne des centaines de milliers de personnes contraintes de fuir leurs foyers en raison de la violence des gangs terroristes. (Crédit photo : Center for Disaster Philanthropy)

Table des matières

Comment vivent les personnes anéanties – celles qui ont perdu un.e ou plusieurs des leurs, qui ont perdu tous leurs biens dans les cruautés les plus horribles commises par les gangs terroristes en Haïti au cours des dernières années ? Voilà la première question qui me vient à l’esprit quand je m’attache à réfléchir sur Haïti. Le défi d’une telle interrogation réside dans les contours historiques qu’elle implique – des contours temporels, bien entendu. Sans vouloir s’engager dans trop de détours qui pourraient nuire à l’objectif général des lignes qui suivent, ce texte prend l’année 2010 comme marqueur historique de la gestation du « banditisme généralisé » qui bat son plein dans le pays, pour conclure par une kyrielle d’interrogations sur les états d’âme des anéanti.e.s au cours des six dernières années. En dernier lieu, il s’agit de formuler quelques propositions pour les futur.e.s dirigeant.e.s du pays (j’ai bien dit futur.e.s, car les dirigeant.e.s actuel.le.s ne se distinguent pas de leurs prédécesseur.e.s).  

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Rien de particulier à affirmer que les grands événements annoncent toujours la fin d’une ère et le début d’une autre, porteuse d’espoirs et de nouveautés. En d’autres termes, rien de singulier à constater que ce sont ces événements majeurs qui ont marqué des tournants décisifs dans l’histoire de l’humanité et conduit à des changements, parfois profonds voire radicaux, tant au niveau de la pensée qu’aux niveaux socio-économique, politique et culturel. C’est précisément ce principe qui habitait les esprits en Haïti après le terrible séisme du 12 janvier 2010, catastrophe qui a frappé le pays, occasionnant la mort de centaines de milliers de personnes, en paralysant des centaines de milliers d’autres et causant des destructions massives d’infrastructures. Dans les rues, à la radio, dans les conversations ordinaires, on entendait souvent : « Rien ne sera jamais fait comme avant, tout sera fait autrement » (la politique, les modes de vie, les modes de construction, le vivre-ensemble, etc.).

Cette nouvelle ère annoncée a conduit au pouvoir un antipolitique, un autoproclamé « bandi legal », Michel Joseph Martelly, dit Sweet Micky, intronisé le 14 mai 2011. Six mois après son accession, soit le 15 novembre 2011, se fondant sur « la recrudescence des cas d’enlèvement et de séquestration contre rançon, des attaques armées en cascade contre des institutions bancaires, des assassinats, des lynchages et des agressions physiques contre des membres de la population dans la région métropolitaine de Port-au-Prince », le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) a publié un rapport intitulé Dégradation de la situation sécuritaire en Haïti : le RNDDH tire la sonnette d’alarme. Dans ce rapport, l’organisation observe que les criminels œuvraient en « toute impunité, à vue d’œil, avec une arrogance à nulle autre pareille » – une arrogance qui a marqué la marche gangreneuse que le pays a entreprise avec l’arrivée de l’autoproclamé « bandi legal » au pouvoir. D’ailleurs, durant les campagnes électorales de 2010 et pendant les premiers mois de son quinquennat, Martelly a fait montre de cette même arrogance qu’il avait incarnée tout au long de son parcours de chanteur.

Voilà pourquoi, durant sa gouvernance, on a constaté l’institution d’une arrogance inouïe (gros mots, insultes aux femmes, revendication d’actes de corruption, népotisme) et un processus de « banalisation de l’État ». Cette banalisation s’est manifestée par la destruction du symbolisme étatique, la dégradation des structures urbaines (feux de signalisation, signalétiques essentielles de passage et de rythme de circulation), et par la création de partis politiques bidon. Ainsi, le « bandi legal » a créé son propre parti politique, le PHTK, fondé le 16 août 2012, soit 14 mois après avoir été élu sous les bannières du parti politique Repons Peyizan. La « banditisation de l’État » et la « légalisation du banditisme » dans le pays ont été méthodiquement mises en œuvre : des groupes armés ont été créés sur l’ensemble du territoire national, des armes à feu de haut calibre ont été importées et distribuées dans les différents quartiers populaires en vue d’assurer la pérennité de ce régime.

Avec des complicités diverses, la force de l’argent et des armes, en monnayant la misère de millions d’Haïtien.ne.s vivant dans la pauvreté extrême avec mille gourdes, les « bandits légaux » et leurs allié.e.s sont parvenus à se maintenir au pouvoir, faisant élire leur candidat à la présidence, feu Jovenel Moïse, ainsi qu’un nombre considérable de leurs candidat.e.s au parlement et aux municipalités. Pour poursuivre le projet de « banditisation de l’État » et de « légalisation du banditisme », il leur fallait également des juges à tous les niveaux du système judiciaire. Si le règne du « bandit légal I » avec Martelly aux commandes avait Me Lamarre Bélizaire comme juge d’instruction pour aider le régime à implémenter son projet destructeur – un juge qui, dans des parodies de justice, en dehors des lois républicaines, libérait de grands criminels en leur disant « ale pa fè sa ankò » –, le règne du « bandit légal II », dirigé par feu Jovenel Moïse, pouvait compter sur un nombre plus important de juges d’instruction pour exécuter leur projet.

En 2017, à Paris, feu le président Moïse n’avait-il pas déclaré qu’il avait été contraint de nommer cinquante juges « corrompus » dans le système judiciaire ? Contraint par qui ? Ses mentors, les « bandi legal » ? Pour quelle mission ? Légitimer le banditisme ? Cette affirmation n’était-elle pas l’aveu d’une impuissance face à ses mentors ? Une manière de dire qu’il était pris en étau entre la vie et la mort ?

En tout cas, la nomination de juges « corrompus », la distribution à grande échelle d’armes à feu de gros calibre dans les quartiers populaires, la corruption systémique, la destruction des infrastructures comme les feux de signalisation ont constitué des bases solides pour l’implémentation totale du banditisme, de l’arrogance, de la violence multiforme et de la criminalité comme méthode et stratégie de gouvernance. Cette méthode a commencé à donner des résultats palpables à partir de 2018, occasionnant le peyi lòk (pays bloqué), des massacres à répétition, des tortures, des assassinats, des viols, des centaines de milliers de déplacé.e.s, etc.

Les massacres continuent, les anéanti.e.s se comptent par milliers

En novembre 2018, le pays a connu le premier massacre sous l’ère du « bandi legal II » : le massacre de La Saline, au cours duquel des dizaines de personnes ont été assassinées, des dizaines de maisons pillées et incendiées, des dizaines de femmes violées, des dizaines de personnes portées disparues, sans compter les dizaines de déplacé.e.s internes et d’orphelin.e.s. Ce massacre n’a été que le premier d’une longue série qui s’est poursuivie tout au long de ces six dernières années, dont les deux derniers, parmi les plus cruels, se sont produits respectivement à Wharf Jérémie, Cité Soleil, entre les 6 et 7 décembre 2024, où le terroriste Mikanò a fait massacrer plus de 207 personnes selon les estimations des organismes de défense des droits humains, et celui du Pont-Sondé, à Saint-Marc (Artibonite), perpétré le 3 octobre dernier par le gang terroriste Gran grif, dirigé par le terroriste Luckson Elan, qui a laissé plus de 115 morts, une cinquantaine de blessé.e.s et plusieurs dizaines de milliers de déplacé.e.s.

En somme, de 2011 à aujourd’hui, la situation sécuritaire n’a cessé de se détériorer. Les criminels, à qui il faut incontestablement attribuer le qualificatif de terroristes, ont commis et commettent encore leurs actes terroristes en toute quiétude, avec une arrogance inouïe, faisant des dizaines de milliers de mort.e.s, des centaines de milliers de disparu.e.s et de sans-abris, des centaines de milliers d’orphelin.e.s, des veufs et veuves, des rescapé.e.s, des déplacé.e.s, etc.

Avant, il existait déjà des bandits, des groupes armés qui perpétraient des enlèvements, des séquestrations contre rançon, des assassinats, des viols, etc. Point n’est besoin non plus de préciser que ces actes criminels étaient commis principalement dans le département de l’Ouest, et ce, de manière sporadique et en cascade.

Point n’est besoin de préciser que le banditisme n’est pas né avec le régime des « bandi legal ». Avant, il existait déjà des bandits, des groupes armés qui perpétraient des enlèvements, des séquestrations contre rançon, des assassinats, des viols, etc. Point n’est besoin non plus de préciser que ces actes criminels étaient commis principalement dans le département de l’Ouest, et ce, de manière sporadique et en cascade. Mais, dès l’arrivée au pouvoir du régime des « bandi legal », la criminalité n’a pas seulement été pratiquée à grande échelle – partout dans le pays – au su et au vu de tous, mais elle a aussi été célébrée en grande pompe. C’est sous le règne de ce régime que des gangs criminels se sont regroupés en organisations terroristes appelées Viv ansanm et G-Pèp, dont les activités incluent assassinats, séquestrations contre rançon, pillages, viols, tortures, destructions de biens publics et privés, massacres à répétition et incendies. Ces actes terroristes ont non seulement causé des millions de victimes directes et indirectes en Haïti pendant ces dernières années, mais ont aussi provoqué près d’un million de déplacé.e.s internes (selon les données de l’Organisation Internationale pour les Migrations d’octobre 2024, qui font état de plus de 700 000 personnes).

Depuis 2018, les gangs en Haïti ne se contentent plus seulement de terroriser, d’assassiner, de tuer, de violer, de torturer, ni de détruire les infrastructures (routes, maisons, bâtiments publics et privés, écoles, hôpitaux, bibliothèques, magasins, etc.), mais réalisent parallèlement des lives sur les réseaux sociaux comme Facebook et TikTok pour relayer leurs forfaits, exposer leurs arsenaux (provenant de l’étranger, particulièrement des États-Unis et de la République dominicaine), défier l’État et menacer les citoyen.ne.s, sous la complicité des autorités en place, tout en maintenant la population dans la peur et dans une souffrance généralisée. Ce qui me hante l’esprit, c’est précisément cette peur et cette souffrance généralisées provoquées par les gangs terroristes, fruits de ce que j’appelle la « banditisation de l’État » ou la « légitimation du banditisme » comme méthode de gouvernance, tout en m’interrogeant sur les états d’âme et les états d’esprit des victimes du banditisme dans le pays. Une démarche qui nous plonge dans une kyrielle d’interrogations sans réponses, à commencer par le « comment ».

Comment donner un sens à la vie des personnes qui ont perdu un.e ou plusieurs des leurs dans les cruautés les plus horribles perpétrées par les gangs terroristes en Haïti au cours des dernières années ? Comment donner un sens à leur vie ? Comment redonner le goût et le désir de vivre aux survivant.e.s, aux déplacé.e.s, aux personnes qui ont perdu presque tout ce qui fait d’elles des êtres humains ? Comment panser et guérir les plaies incurables dans leurs corps et leurs âmes ?

De ces questions en « comment » émergent des questions en « qui ». Qui pourrait les réconforter ? Qui pourrait leur redonner le goût et le désir de vivre ? Les politicien.ne.s ? Les sociologues ? Les psychologues ? Les psychanalystes ? Les scientifiques ? Qui pourrait panser et guérir les plaies incurables dans leurs corps et leurs âmes ? Les médecins ? Les spécialistes en santé ? Qui va écrire le grand récit retraçant leurs péripéties, leurs souffrances endurées ? Combien de pages contiendra ce récit ? Y aura-t-il des héros et des héroïnes ? Et les personnages, seront-ils courageux, tristes ? Auront-ils le sens de l’humour ? Auront-ils la force de vivre ? Auront-ils le courage d’affronter la réalité ? Oh, trop d’interrogations...

En tout cas, en présentant cette réflexion sur la situation du pays, je m’attache, d’une part, à m’indigner contre la déchéance de la dignité humaine en Haïti au cours des dernières années et, d’autre part, à inviter les futures autorités haïtiennes à tout mettre en œuvre pour que les personnes anéanties par les forcenés terroristes soient au centre de leurs agendas politiques. J’ai bien dit futures autorités, car celles qui dirigent actuellement le pays ne se distinguent pas [ou pas encore] de leurs prédécesseur.e.s immédiat.e.s ; après plus de six mois au pouvoir, ils/elles donnent l’impression que c’est du pareil au même.

Les futures autorités du pays devront recourir à des spécialistes de divers domaines : psychologues, sociologues, démographes, géographes, juristes, romancier.ère.s, critiques littéraires, ethnologues, historien.ne.s, anthropologues, économistes, etc., pour apporter des réponses. Il s’agira d’apporter des solutions concrètes et de prendre en charge les personnes anéanties et leur descendance, afin d’essayer de leur redonner le goût et la joie de vivre, malgré leurs plaies incurables. 


À propos de l’auteur. Dieumettre Jean est docteur en études littéraires de l’Université d’État Paulista (São Paulo, Brésil). Ses recherches portent principalement sur les littératures de la Caraïbe créolifrancophone. Il a publié plusieurs travaux en portugais et en français, notamment un chapitre sur le détour et le marronnage dans la littérature francophone caribéenne (L’esclavage en mots/maux et en images, L’Harmattan, 2021) et une monographie sur la transculturation et l’identité-relation dans l’imaginaire littéraire des Amériques (Transculturação e identidade-relação no imaginário literário das Américas, Alameda, 2022).


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