Table des matières
Introduction
Ma thèse de doctorat est le fruit d'un long cheminement construit autour des questionnements qui me tiraillent depuis le début de mes études universitaires à Port-au-Prince, étant originaire d'un bourg-jardin (Anglade, 1982) à savoir un territoire rural d'Haïti, Petit-Trou-de-Nippes. Cet ancrage vécu m'a poussé à remettre en cause les paradoxes qui jalonnent le quotidien des acteurs ruraux, parfois contraints de rejoindre l'espace urbain. Cette rupture violente, provoquée par les promesses de la « modernité » dans ce pays souffrant de colonialisme systémique qui est plutôt reconnu à l'échelle internationale pour ses calamités, ses catastrophes, sa pauvreté, son instabilité sociopolitique, etc., se couvre d'un voile historique qu'il m'a fallu lever.
Ce voile entretient l'ignorance autour de la mise en place des logiques impérialistes à travers des programmes et projets de l'humanitaire et du développement depuis plus de cinquante années. Cette situation constitue un véritable labyrinthe pour ces territoires ruraux pris dans l'engrenage des institutions du système de l'aide et de la solidarité internationale (ISASI) que ma recherche doctorale entend dénouer. Le concept de labyrinthe a été proposé par Khatibi (2002) qui avançait :
« On sait que dans cette énigme ne règnent que la ressemblance et l'analogie, que tous les chemins reviennent au point de départ, [...], et où le fini engendre l'infini. Ce qui renvoie à la notion d'un temps répétitif, cyclique, [...] Dans le labyrinthe, il n'y a ni progrès, puisque tout s'engouffre dans la répétition » (pp. 206-207).
Cheminement problématique
Ma recherche doctorale fait suite au mémoire de master II dans le champ de l'économie sociale et solidaire (ESS), après un stage effectué au sein de la fonction publique territoriale haïtienne. J'ai constaté une mise à l'écart, voire une profonde ignorance autour des dynamiques endogènes de solidarité dans les territoires ruraux . Les structures qui en sont porteuses sont marginalisées par l'État haïtien et d'autres intervenants externes, ce qui contribue à un défaut de compréhension de la portée sociopolitique et territoriale de ces formes sociocommunales de solidarité (FSS) (Victor, 2023).
« Les formes sociocommunales de solidarité se rapportent aux structures sociohistoriques de la paysannerie haïtienne qui ont su développer des contre-valeurs au système dominant. Ces structures [...] reposent sur des intérêts réciproques entre les opprimés, au prisme d'objectifs sociaux découlant de leurs propres réalités. La base de l'organisation sociale se centre sur le travail collectif, le vivre-ensemble, la responsabilité partagée » (Victor, 2024b, p. 189).
Ce projet de société alternative reposant sur la sociocommunalité, à savoir la stimulation de la coopération, de l'entraide, de la solidarité, à l'encontre de la « sociabilité coloniale [1] » (Santos, 2020), a été pendant longtemps sujet de préjugés, de stigmates et de formes d'ignorance produites par certains chercheurs, romanciers, visiteurs locaux et étrangers. Dans ces territoires délaissés par l'État, les organismes internationaux (OI) et les organisations non gouvernementales (ONG) mettent en place leurs politiques de « développement » et de l’humanitaire tout en entretenant le déni ainsi que la situation de domination et d'exclusion (Victor, 2024b).
Compte tenu de l'ambition de ma recherche consistant à concevoir une « économie sociale et solidaire » libérée du cadre de référence occidentalocentré, la littérature ancrée dans la perspective développementaliste m'a offert peu de possibilités de compréhension des dynamiques sociohistoriques de solidarité dans les territoires ruraux de la Péninsule Sud d'Haïti (Victor, 2024a). Ma problématique de départ a subi d'importantes révisions durant les trois premières années de thèse en raison d'une prise de distance par rapport à certaines approches et des concepts ou mots-valises souvent utilisés par lesdits experts/chercheurs comme « développement, société civile, pauvreté, résilience, etc. » qui découlent souvent de
« recettes cognitives qui s’appliquent sans considération aucune du sens que les personnes étudiées (opprimé(e)s, exclu(e)s, marginalisé(e)s) attribuent elles-mêmes à leurs propres vécus pour construire leurs récits collectifs (Trouillot, 1995). Empreints de considérations positivistes dont sont porteuses les structures qui les embauchent et reprises par les sciences sociales hégémoniques, les discours de ces experts ou chercheurs ne servent qu’à refléter l’intention des sociétés capitalistes dominantes de se poser comme modèles à suivre. » (Victor, 2024a, p. 14)
Positionnement
Dans ma thèse de doctorat, j'ai adopté une approche critique en vue de mieux faire ressortir les systèmes de valeurs, d'identité, de croyances, d'idées réduites au silence dans le but de mettre en évidence les impacts sur le processus d'engendrement social des communs initié par les acteurs ruraux, paysans ou abitan [2] au niveau de ces territoires. J'ai priorisé « la prise en compte de la mémoire sociale du territoire liée à un passé caractérisé par la résistance, le coopératisme et le mutualisme, soit les propres symboles socioculturels » (Victor, 2023, p. 136) des formes sociocommunales de solidarité.
Ma recherche se situe au carrefour de la sociologie des mouvements sociaux, de l'économie sociale et solidaire inspirées des épistémologies du Sud dont la communalité et de la pensée décoloniale. Mes arguments sont construits en fonction des hypothèses émergeant du premier terrain en 2021 et des tendances préliminaires que j'ai approfondies et vérifiées avec les entretiens compréhensifs réalisés en 2022 en Haïti (Victor, 2024b). Mes quatre-vingt-six interlocuteurs sont principalement des acteurs-paysans, puis des intervenants locaux et internationaux. Les premiers éléments d'analyses mis en discussion lors de mon deuxième terrain m'ont aidé à trouver un fil directeur à travers la question suivante : dans quelle mesure les logiques dichotomiques et les cadres normatifs d'intervention dans les territoires ruraux contribuent-ils au processus de désarticulation des pratiques sociocommunales de solidarité et de résistance des acteurs-paysans ?
L'énigme ainsi posée a nécessité, dans une certaine mesure, d'autres questionnements. En ce sens, dans un premier temps, j'ai établi en quoi consiste le projet alternatif de société des acteurs paysans. Ensuite, j'ai questionné les logiques dichotomiques et les cadres normatifs considérés pour faire comprendre ce qui les rend incompatibles avec ce projet alternatif inscrit dans les pratiques sociocommunales de solidarité et de résistance de ces acteurs paysans.
En effet, je tenais à démontrer qu'étant des dispositifs de hiérarchisation, les logiques dichotomiques (formel/informel, traditionnel/moderne, etc.) remettent en cause, via un processus de culpabilisation sociale, les forces d'auto-organisation collectives non forcément compatibles avec les modèles de vie, de pensée et d'actions promus à travers les différents agendas internationaux (Victor, 2025). Les commandes publiques qui en sont issues contribuent à l'affaiblissement et à l'invisibilisation des apports des formes endogènes de solidarité. Un tel processus aboutit à la désarticulation des pratiques sociocommunales de solidarité et de résistance fondées sur des dynamiques autonomes de réciprocité distributive qui constituent les mécanismes d'autodétermination des territoires ruraux.
Pôles de la recherche
Ma recherche doctorale s'inscrit principalement dans le paradigme compréhensif en ce qui a trait à ma posture épistémologique. Pour le pôle théorique, je me situe entre l'interactionnisme historico-social avec le paradigme de la transaction sociale de Marie-Noëlle Schurmans (2001) tout en me servant des techniques et outils de la démarche de la théorisation ancrée constructiviste de la sociologue Kathy Charmaz (2000, 2006). En conséquence, ce pôle théorique s'éloigne néanmoins de la démarche hypothético-déductive impliquant généralement une forme de fidélité (Tévoédjrè, 1978) plus ou moins contraignante à certains courants de pensée. En ce qui a trait au pôle technique, j'utilise plutôt l'entretien compréhensif suivant le modèle d'Olver Quijano Valencia (2016) qui voit la démarche de recherche comme une forme d'interactionnisme conversationnel (Victor, 2025). Du point de vue morphologique, mes hypothèses sont définies de manière progressive tout au long du processus d'enquête et de l'analyse des données.
Ma démarche de recherche entend se libérer des cadres théoriques qui ne laissent aucune place à la négociation de leur conformité ou non « aux réalités sociales vécues invisibilisées » par des personnes auxquelles ces théories s'appliquent (Vernay, 2021). À l'instar de cette chercheuse, je tiens compte des récits expérientiels ou des savoirs endogènes des personnes en vue de leur reconnaître le « statut de sujet épistémique ». Les récits expérientiels des interlocuteurs recueillis via la démarche conversationnelle (Valencia, 2016) aident à mieux restituer aux acteurs concernés par ces structures de solidarité le pouvoir de savoir en tant que sujets épistémiques confrontés à différents mécanismes d'intervention dans leurs territoires de vie.
« Pour y parvenir, l’épistémologie du lien prenant en compte des injustices cognitives dans la production des savoirs sociologiques (Piron, 2017) et l’économie sociale de la connaissance ou buen conocer « fondée sur les principes de réciprocité, de mutualité et de bien commun qui sont aussi les fondements de la société civile et de l’économie sociale et solidaire (ESS) » (Viñas, Barandiaran, 2015, p. 5) sont proposées comme outils alternatifs.» (Victor, 2024a, p. 3).
La combinaison de différentes approches associées au pôle épistémologique compréhensif, dont l'interactionnisme historico-social ainsi que les techniques et les outils de la démarche de la grounded theory socioconstructiviste, a permis de dégager une explicitation analytique ou une compréhension théorique approfondie. Cette dernière a aidé à mieux saisir des situations d'interactions entre différents acteurs mobilisés dans certains programmes et projets portés par les Institutions du Système de l'Aide et de Solidarité Internationale (ISASI). Cette démarche incite les acteurs en interaction à produire des analyses pour dévoiler les enjeux concernant le système de l'aide et de la solidarité internationale en Haïti.
L'approche de la grounded theory constructiviste (Charmaz, 2000, 2006) a été pour moi d'un recours particulier pour mener ma recherche dans le contexte d'urgence critique du terrain d'étude, suite aux difficultés rencontrées pour mettre en place une démarche de recherche-action participative en vue de saisir au plus près les structures étudiées. Ma manière d'aborder ce terrain a donné une orientation conscientisante en permettant aux acteurs de réfléchir sur les différents enjeux qu'ils ont eux-mêmes analysés différemment de ce qui se fait généralement par lesdits experts, chercheurs ou cadres locaux et internationaux utilisant le terrain haïtien la plupart du temps comme un laboratoire.
« Les contextes locaux ne servent que de laboratoires d'expériences liés à la logique d'extraversion depuis l'époque coloniale jusqu'à nos jours, d'où la colonialité du savoir desdits experts locaux. [...] " la recherche scientifique postcoloniale reste fondamentalement extravertie … au lieu d’être autocentrée et destinée, d’abord à répondre aux questions posées, directement ou indirectement " (Houtoundji, 1990, p. 150) par la société en question. En un sens, les acteurs locaux sont simplement considérés comme un contexte d’étude et ne sont pas forcément reconnus pour leur expertise du milieu, mais comme des éléments ou objets de définition des politiques de développement » (Victor, 2024a, p. 5).
Résultats et Analyses
Emprise des Institutions du système de l'aide et de solidarité internationale (ISASI)
Suivant les analyses produites, il existe une instrumentalisation des formes sociocommunales de solidarité ; les nouvelles associations montées pour les besoins des projets de développement sont peu viables comparativement aux structures historiques, ce qui entraîne une fragilisation, voire une désarticulation socioterritoriale au niveau de la Péninsule Sud. Cette fragilisation est liée au processus de liquidation des formes sociocommunales de solidarité et des pratiques qui en découlent sous l'influence des ISASI. Ces dernières, qui prétendent aujourd'hui promouvoir une forme de société civile comme si elle n'existait pas déjà, ont pendant longtemps soutenu la dictature des Duvalier. Plusieurs projets analysés (DRIPP, Madian-Salagnac, PRODEP, TPR, etc.) témoignent bien d'une forme de « solidarité hégémonique » (Paragi, 2016) qui participe à la désarticulation des territoires ruraux.
Concernant la période dictatoriale, j'ai pris comme cas d'étude un certain nombre de projets dont celui de Madian-Salagnac avec la coopération française, puis le DRIPP (Développement régional intégré de Petit-Goâve à Petit-Trou-de-Nippes) avec le Canada, suivi du programme états-unien d'envergure nationale via l'USAID appelé PEPPADEP (Programme pour l'éradication de la peste porcine africaine et pour le développement de l'élevage porcin) (Lwijis, 2009). Ce programme a fortement contribué à la décapitalisation des paysans dont les effets se font encore sentir jusqu'à présent. Le projet de Madian-Salagnac a été implémenté durant la période de l'exploitation de la bauxite par la compagnie Reynolds dans la commune de Miragoâne, ayant eu de grands impacts sur les activités agricoles de la zone, tel qu'il a été démontré par Pierre (2017). Par la suite, l'usage excessif des fertilisants par le projet en question a créé une véritable dépendance alors que leurs prix ne cessent d'augmenter. Le DRIPP a surtout été reconnu pour son niveau élevé de corruption avec 22 millions de dollars dilapidés (Midy, 1991), comme l'a souligné l'un de mes interlocuteurs qui était engagé par ce projet :
« Les étrangers responsables de projet (DRIPP) et les chefs locaux ont gaspillé l'argent puisqu'ils ont été en contact avec l'État central parce qu'à l'époque vous ne pouviez pas réaliser de projets dans une région sans informer les autorités qui étaient principalement de Petit-Goâve et qui faisaient partie du gouvernement. Pour tous les gouvernants, la règle obligatoire semblait se rapporter au fait de confier tout projet à leurs amis qui participaient aussi au gaspillage » (Ancien animateur du conseil communautaire, 26 août 2022, Petit-Trou-de-Nippes).
Dépolitisation et dépendance
Ces ISASI, faisant prévaloir leurs pratiques normatives et leurs logiques dichotomiques de nature assertive, transforment les structures de solidarité existantes en instruments au service du système capitaliste néolibéral. Ces stratégies d'assimilation et d'uniformisation aboutissent à la dépolitisation des mouvements sociaux historiquement ancrés dans ces territoires ruraux de résistance. Cette « dépolitisation de la résistance » (Godin, 2017) des formes sociohistoriques de solidarité des acteurs paysans les rend, par la suite, dépendants du système de l'aide et de la coopération, ou plus précisément de l'assistance internationale.
Cette coopération dénuée de réciprocité correspond bien à une forme de « solidarité hégémonique » (Paragi, 2016) liée aux stratégies politico-diplomatiques et économiques du Nord impérial vers le Sud global (Victor, 2024b). La perte progressive de la souveraineté effective de l'État haïtien aurait permis aux ISASI, dans leur rôle d'intermédiation, d'assurer en grande partie ses fonctions sociales régaliennes, étant les interlocutrices privilégiées des bailleurs internationaux et des puissances hégémoniques. Cette souveraineté se trouve également compromise en raison du labyrinthe d'urgence auquel sont soumis ces territoires ruraux de plus en plus vulnérabilisés, ce que Pierre-Louis appelle « la dictature de l'urgence » (Pierre-Louis, 2018).
Labyrinthe : de la résistance à l'ambivalence
Les institutions du système de l'aide et de solidarité internationale (ISASI) contribuent à étouffer, à l'instar de l'État colonial d'Haïti, la vision alternative de société portée par les formes sociocommunales de solidarité. Cette vision alternative repose sur une éthique de solidarité, de relationnalité et de réciprocité que ma recherche a essayé de mettre en évidence. Les approches reposant sur une vision pluriverselle permettent donc de mieux résister et de se distancier de la sphère marchande pour réfléchir sur des communs et sur une économie sociale et solidaire (ESS) ancrée dans les réalités sociales haïtiennes.
« Ces formes de solidarité, parfois appelés « sosyete [3]» dans le contexte haïtien, sont une riposte à la violence coloniale. Ces structures rurales, souvent qualifiées de pré-coopératives par des intervenants externes, résultent pourtant d’un processus vital de coopération. Contrairement au pouvoir politique centralisé et répressif incarné par l’État, ces structures demeurent le lieu réel d’un pouvoir commun favorisant le déploiement des activités collectives en canalisant leurs ressources vers des fins sociétales. » (Victor, 2024b, p. 190).
Les acteurs paysans, à travers leurs formes sociocommunales de solidarité, tentent de développer à chaque fois de nouvelles stratégies de préservation de leur patrimoine commun de façon souveraine. Cette souveraineté se trouve toutefois compromise en raison du labyrinthe auquel sont soumis ces territoires de plus en plus vulnérabilisés, où des autorités locales sont contraintes d'approuver certaines interventions pour conserver leur capital politique, jusqu'à devenir des complices (Victor, 2024b) des ISASI. Cette complicité leur permet également de faire de l'aide un outil de sanction des adversaires politiques et inversement au cas où les ISASI décident de se servir de ces derniers.
De même, l'injonction à la participation associée aux initiatives d'assistance contribue à détourner ces paysans de leurs pratiques de solidarité, déjà victimes des logiques économicistes et développementalistes qui n'y voient que pauvreté, archaïsme ou obstacle au progrès envisagé, ce qui génère une forme de culpabilisation des acteurs (Victor, 2024a). La culpabilisation fait perdre de plus en plus confiance dans leurs propres activités vitales qui ont longtemps assuré la souveraineté alimentaire de ces territoires ruraux. Cette perte de confiance génère en même temps des comportements ambivalents qui poussent ces paysans à dissuader leurs propres enfants de se consacrer au métier de la terre, d'où la prolifération du discours « latè pa bay », c'est-à-dire « la terre ne paye pas » ou ne permet pas de gagner sa vie.
Ce discours participe davantage au processus de vulnérabilisation et de dévalorisation des pratiques sociocommunales de solidarité territorialement bien ancrées ayant permis cette souveraineté, pour laisser place à des activités de transferts monétaires comme le cash for work qui profitent davantage aux produits importés suite aux politiques internationales de dumping commercial sur le marché haïtien. Tout en promouvant la résilience des acteurs, ces mêmes projets les rendent davantage vulnérables, ce qui crée un véritable cercle vicieux. Les liens sociaux collectifs tendent à s'affaiblir au profit des principes individualistes qui mettent en concurrence un ensemble d'acteurs.
« Ces programmes de cash for work ont souvent lieu durant la période culturale, ce qui pousse certains paysans à abandonner leurs activités afin de pouvoir y participer et bénéficier des fonds distribués. Étant donné que l’agriculture est plutôt saisonnière et dépendante des périodes pluvieuses, en participant à ces cash for work, ces paysans ratent souvent la période culturale compte tenu du cycle de production ou de plantation généralement suivi. Pourtant, ces programmes ou projets [prétendent] s’inscrire dans la même démarche de solidarité paysanne à savoir le konbit. » (Victor, 2024b, p. 193)
Conclusion
Les logiques dualistes (formel/informel, etc.) propres au langage assertif de la modernité coloniale (Escobar, 2014) dont sont porteuses les ISASI participent à l'invisibilisation de ces dynamiques autonomes d'auto-organisation collective et d'autodétermination. Ces dynamiques « sont fondé[e]s sur des principes endogènes centrés sur l’apport du travail, de la solidarité intrafamiliale ou intracommunautaire, de la subsistance ou sobriété en matière de consommation pour satisfaire des besoins basiques » (Victor, 2023, p. 142).
Les nouveaux modèles associatifs proposés en fonction des principes du rationalisme reflètent principalement les logiques d'uniformisation du monde suivant des formules toutes faites (Maffesoli, 2005, p. 113). Avec ses formules de l'international communautaire (Lwijis, 2009), il est difficile de saisir l'alternative proposée par ces formes de solidarité sans une approche plurielle comme la communalité, une épistémologie du Sud. Cette épistémologie ancrée dans les réalités locales étudiées m'a permis en quelque sorte de prendre mes distances vis-à-vis des sciences sociales hégémoniques.
À cet effet, du point de vue des Suds, le champ de l'économie sociale et solidaire (ESS), nouvelle manière de penser l'économie et la société, a intérêt à reconsidérer certaines conceptions développementalistes comme la notion d'informalité qui appartient au marché ou à la conception dualiste, afin de pouvoir prendre en compte les dynamiques endogènes réduites au silence (Victor, 2024a) et « découvrir des pratiques alternatives en dehors de la matrice productiviste et de la croissance marchande » (Laville, 2020). Ma recherche doctorale, par une reconsidération critique de ces logiques dichotomiques fondées sur une vision condescendante du développement et de l'humanitaire, est une invitation à explorer des pistes de sorties du labyrinthe du système de l'aide et de solidarité internationale auquel sont confrontés les territoires ruraux haïtiens.
Références
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Notes
[1] « Colonial sociability is the mode of operation of modern domination between unequal human beings, i.e., between full-fledged human beings and sub-human beings. Social exclusion is here abyssal, as it is ruled by norms that can only be imposed on sub-human beings. Metropolitan sociability is the zone of being upon which the epistemologies of the North have built all modern universal ideals. Colonial sociability is the zone of non-being, as Fanon pointedly put it […]. The knowledges produced by the populations subjected to colonial sociability are either silenced or made invisible, irrelevant, or non-existent.» (Santos, 2020, p. 119)
[2] À noter que parmi mes interlocuteurs, certains ont refusé le qualificatif "paysan", une notion galvaudée en raison de l'usage qui en a été fait, sans oublier les stigmates associés jusqu'à l'époque actuelle. Toutefois, j'utilise cette notion en vue de faciliter la compréhension.
[3] Grande équipe de travail collectif, de coopération et d’entraide mutuelle visant à répondre à plusieurs besoins sociaux, économiques, culturels et religieux.