Table des matières
Nombreuses sont les études portant sur le trinôme patrimoine, tourisme et communautés locales en Haïti et ailleurs. Cependant, très peu d’articles se donnent pour objectif de comprendre les visions des dirigeants et des dirigés concernant la participation des communautés locales dans la gestion des sites... En nous focalisant sur le cas de Badjo, l’un des plus grands sites vodou en Haïti, notre article cherche à questionner la participation de la communauté locale dans la gestion de ce site et les festivités annuelles en montrant que cela fait appel à une double représentation : celle des dirigés et celle des dirigeants.
Introduction
Nombreuses sont les études portant sur le trinôme patrimoine, tourisme et communautés locales en Haïti et ailleurs. Si, pour certaines études, le tourisme constitue un obstacle au développement communautaire dans le sens qu’il a des impacts négatifs sur les communautés locales (Cazes, 1976 ; Cazes, 1989 ; Graburn, 1976), pour d’autres, le tourisme contribue au développement des communautés locales en leur permettant de valoriser leur identité culturelle (Picard, 1992 ; Ramos, 1999 ; Le Menestrel, 1999 ; Erb, 2000). Cependant, très peu d’articles s’intéressent à la question de la participation des communautés locales dans les festivités des sites (traditions, danses, savoir-faire, rituels...) et dans leur gestion. Dans cet article, nous cherchons à comprendre le niveau de participation de la communauté locale dans les activités festives à Badjo et la gestion du site en montrant que cette participation présente une double vision : celle des dirigés et celle des dirigeants.
Notre intérêt est porté sur Badjo, l’un des plus grands espaces sacrés d’Haïti. Situé à quelques kilomètres de la ville des Gonaïves (Haïti), Badjo fait partie des trois grands temples sacrés localisés dans le département de l’Artibonite qui perpétuent la tradition vodou en Haïti. Par son rite Nago issu des Yorubas, une tribu guerrière d’Afrique de l’Ouest, ce lakou[1] se distingue des autres. Il s’agit d’un espace religieux fort d’un symbolisme culturel fondé au tournant des années 1792 par quelques esclaves africains qui ont fui le Nord pour s’établir dans l’Artibonite à la suite de la cérémonie du Bois-Caïman et du soulèvement général des esclaves (Demesvar et Noël, 2009 ; Gustave, 2021). Le rendez-vous traditionnel des festivités au lakou Badjo est fixé au début de chaque année, du 3 au 9 janvier, et coïncide avec la fête des Rois. Les festivités commencent au Fon Congo par la salutation de tous les esprits. Le 4 janvier a lieu la cérémonie Congo dédiée à Bazou Mennen (roi des Rongoles), qui est aussi honoré le lendemain, soit le 5 janvier. Dans la même soirée du 5 janvier, vers 23 heures ou minuit, les festivités sont réalisées au grand lakou, à la table d’Ogou Badagri, où le rituel est exécuté suivant la tradition Nago. Quant à la journée du 6 janvier, elle est marquée par des cérémonies et des danses Nago. Les cérémonies des 7 et 8 janvier s’inscrivent également dans la continuité des cérémonies ci-dessus mentionnées. En ce qui concerne le 9 janvier, le dernier jour des festivités, il est dédié à Brave, un Esprit de la famille des Gede (divinité des morts) (Demesvar et Noël, 2009 ; Gustave, 2021). En raison de son rôle dans les luttes ayant conduit à l’Indépendance d’Haïti en 1804, de son sens sacré et mystique, de son rapport à l’Afrique, des centaines de visiteurs et touristes (adeptes du vodou ou vodouisants, autorités étatiques, étudiants, étrangers, gens de la diaspora, chercheurs, païens) se rendent à Badjo chaque année au moment des festivités pour toutes sortes de raisons : redevances envers les esprits, loisirs, recherches, apprentissage de la culture de l’autre, dénigrement de la culture de l’autre, etc.

Plusieurs théories peuvent être mobilisées pour comprendre le trinôme patrimoine, tourisme et communautés locales. Parmi ces théories, nous pouvons citer le paradigme du développement local ou l’approche historico-systémique (Braudel, 1985 ; Wallerstein, 1996, 1999), selon laquelle les communautés locales peuvent et doivent être des acteurs par qui l’on doit penser le binôme patrimoine et tourisme ; l’approche du capital social (Putnam, 1995, 2000 ; Coleman, 1988), par laquelle les communautés locales peuvent s’organiser sur le plan collectif pour un véritable rapport entre le couple patrimoine et tourisme ; enfin, l’analyse systémique de Crozier (1977), qui considère que les individus sont des stratèges et, par conséquent, sont prêts à utiliser des stratégies pour prendre le contrôle d’une situation. Toutes ces approches nous paraissent utiles dans la mesure où elles permettent de comprendre l’aspect participatif des communautés locales dans les festivités à Badjo. En guise de méthodologie, nous avons utilisé la méthode qualitative. En ce sens, nous avons mobilisé les données des enquêtes de terrain (observations et entretiens) réalisées à Badjo en janvier et février 2019 dans le cadre de notre thèse de doctorat à l’Université Laval.
L’implication de la communauté locale dans la gestion de Badjo et dans les activités festives annuelles vue par le bas
Le patrimoine est d’abord et avant tout l’affaire de ses communautés, de ses acteurs. Comme l’a bien dit Béghain (1998, p. 105) : « Il n’est pas de la compétence des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’État ou des collectivités territoriales, de contrôler cette fonction patrimoniale, qui suppose la pleine responsabilité et la pleine liberté de ses acteurs. » Quant à la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, elle met aussi l’accent sur le rôle des communautés dans l’appropriation, la transmission et la reconnaissance du patrimoine. Elle reconnaît et considère, entre autres, les traditions et expressions orales, danses, pratiques sociales et rituelles en qualité de patrimoine culturel majeur par le fait qu’elles permettent la valorisation et le maintien de la diversité culturelle.
En Haïti, notamment à Badjo, le désir de la communauté locale de participer aux activités festives est significatif. Il y a toute une conscience patrimoniale que les acteurs ont de leurs pratiques culturelles qui occupe une grande place dans la production du patrimoine culturel immatériel (Bortolotto, 2011). Selon les données de nos enquêtes de terrain en janvier 2019, la très grande majorité des personnes interrogées pensaient que c’était un devoir pour elles de s’impliquer dans la gestion touristique de ce site, arguant que ce site leur appartenait. C’était à elles de le valoriser afin que les autres puissent le valoriser à leur tour. De plus, les festivités à Badjo leur apportaient un certain appui économique. Elles soulignaient que Badjo était un site de renommée internationale. Si les étrangers venaient d’ailleurs pour y participer, c’était une obligation pour elles de prendre part aux activités festives de ce grand lakou. S’il est vrai que ces personnes ne disposaient pas d’argent pour rendre la fête grandiose, elles croyaient qu’elles devaient donner leur courage afin que tout se passe bien : nettoyage, sécurité, accueil des visiteurs, tels étaient les niveaux de responsabilité soulignés par les personnes enquêtées. Leur participation était un élément incontournable. Elles croyaient toutes qu’elles devaient participer à un niveau ou à un autre aux festivités annuelles.
Carline, une vieille femme de 60 ans, nous parlait de sa participation :
« Eh bien, je suis la fille authentique de Badjo. Si, par exemple, la fête commence, je dois être là. Pendant que je suis là, cela peut arriver que je n’aie pas d’argent à donner, mais je peux mettre ma force à la disposition des gens. Une fois qu’on est le fils ou la fille de Badjo, il faut qu’on soit là, peu importe qu’on soit handicapé ou aveugle. J’étais à Badjo lors de la période des festivités, malgré la fragilité de ma santé. Mais selon la loi du vodou, on doit être présent lors du début des activités à Fon Congo. Il faut que tous les fils et toutes les filles soient présents. Si les étrangers viennent de loin, les fils de la maison, de la localité doivent être là. Quoique je ne sois pas en bonne santé, il faut que je sois là, il revient à mes yeux de voir ce qui se passe. Je dois jeter de l’eau par terre pour les esprits, mais être là ne veut pas dire pour autant que je peux être comptée parmi les responsables. Je dois être témoin oculaire afin de jeter de l’eau, afin de déposer même 50 gourdes au moment de la période d’adoration. Mais cela ne veut pas dire que je peux être un chef. »
Si les personnes interrogées pensaient que leur participation était primordiale dans le cadre des festivités à Badjo et de la gestion du site, leur participation aux décisions relatives à la gestion et aux activités touristiques du site était très discutable. À la question « Avez-vous l’habitude de participer aux décisions relatives à la gestion et aux activités touristiques du site ? », les réponses étaient variées. Pour certains, ils avaient l’habitude de participer, arguant que les responsables du site organisaient une grande réunion pour confier à chacun sa tâche lors des festivités. Pour d’autres, on ne faisait pas appel à eux, ils étaient traités en parents pauvres. Selon les réponses, ceux qui participaient n’avaient pas vraiment de pouvoir décisionnel : les responsables du site ne faisaient que leur dire ce qu’ils devaient faire. Ils pensaient que les responsables du site étaient des chefs et, par conséquent, devaient agir en leur nom. De plus, selon qu’on était chrétien ou vodouisant, la question de la participation aux décisions relatives à la gestion et aux festivités annuelles du site était préjudiciable. Jocelyn, âgé de 50 ans, chrétien protestant, s’exprimait en ces termes :
« Pas seulement pour la fête. Quand vous regardez la zone, vous constatez qu’elle est en mauvais état. Des lakou comme Badjo, Souvans et Soukri sont dépourvus d’infrastructure. Il n’existe pas de toilettes chez certains habitants. Pas d’électricité. Pas d’eau potable. L’État devrait procéder aux travaux d’infrastructure de la zone, certaines maisons au niveau du lakou devraient être construites ou reconstruites. Si l’État peut aider la zone à se développer, ce serait au profit des gens. Normalement, en tant que fils du lakou, en tant qu’habitant de la communauté, je dois participer. Mais puisqu’ils savent que nous ne partageons pas leur foi, que nous ne faisons pas partie de la même religion qu’eux, ils ne font pas appel à nous. Mais s’ils avaient vraiment le souci de réaliser le développement de la zone, ils s’entendraient avec nous. Parce que quand la zone est développée, elle ne le sera pas seulement pour le secteur vodou, elle le sera pour tout le monde. Comme vous pouvez le constater, le secteur protestant est négligé ; même au niveau de l’État, on ne fait que supporter les écoles catholiques, le secteur protestant est exclu. Qu’on soit protestant, vodouisant ou catholique, on devrait faire partie du comité de gestion du lakou Badjo. Ce qui n’est vraiment pas le cas. »
Cela pourrait s’expliquer par le fait que cette minorité de personnes interrogées en mars 2020 était protestante et, par conséquent, ne partageait pas la même foi que les vodouisants. Toutefois, ce n’était pas une raison de ne pas faire appel aux protestants. Quand on réalise le développement dans une communauté, on ne doit pas exclure quelqu’un sous prétexte qu’il ne partage pas la foi de la majorité. En ce sens, les propos des personnes interrogées n’étaient pas insignifiants :
« Si l’État n’inspire pas confiance, l’État en soi pourrait donner quelques idées dans le cadre de la formation d’un comité appelé à gérer la zone. Il faut que ce comité soit inclusif. Les protestants ainsi que les catholiques doivent pouvoir y participer. »
Mais il faut dire aussi qu’en Haïti, il est difficile que les vodouisants s’accordent avec les chrétiens pour réaliser ensemble quelque chose, pour la simple et bonne raison qu’il se pose un problème de foi entre eux. Les uns ont certains préjugés sur les autres. Faire appel aux protestants est une chose, accepter de participer en est une autre. Car, pour bon nombre de chrétiens protestants, il n’y a pas de rapport entre la lumière (le monde chrétien) et les ténèbres (le monde vodou ou Satan). Nous nous demandons si les protestants auraient accepté de faire partie d’un comité avec les vodouisants dans le cas où l’on aurait fait appel à eux. Les choses ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le penser, en raison de certains stéréotypes religieux. Lisons les propos de Jocelyne, quadragénaire :
« Il est vrai que je suis née à Badjo, tu peux me voir ici durant les festivités. Mais Dieu m’a rachetée. Je ne me mêle plus des affaires de Satan. Pour moi, Badjo n’a aucun sens, aucune valeur parce qu’il s’agit d’un lieu qui met à l’honneur les pratiques diaboliques, de mauvaises pratiques. »
Cependant, les données empiriques nous ont permis de comprendre que les membres de la communauté locale se plaignaient de leur non-participation aux festivités du site et à sa gestion, mais ils n’entreprenaient pas vraiment de démarches pour y participer. Si une organisation de jeunes dévoués au développement touristique de Badjo existait auparavant, au moment où nous avions réalisé les enquêtes de terrain, il n’existait aucune organisation. Toutefois, certains avaient le projet de s’organiser afin de pouvoir participer convenablement à la gestion et aux festivités du site en créant des activités pour attirer plus de touristes et en apprenant davantage sur le site afin de pouvoir jouer le rôle de guide. À la question « Comment voulez-vous participer à la gestion du site et aux activités touristiques lors des périodes de festivité ? », Jacob, jeune homme de 32 ans, exprimait ses préoccupations :
« Nous pensons à toutes ces choses. Mais rien n’est encore fait. Nous ne rédigeons même pas encore un cahier de doléances pour dire aux autorités ce que nous voulons. En tant que jeunes, nous pensons que nous sommes l’avenir du lakou, nous voulons savoir davantage de choses sur le lakou, nous avons besoin de personnes compétentes dans notre entourage afin de nous encadrer, de nous permettre d’avancer. Nous avons besoin de beaucoup de choses dans la zone. Nous voulons attirer toujours plus de touristes. Je me sentirais fier si chaque jour une dizaine de personnes visitaient le site pour découvrir ce qu’il y a dans le lakou. Je me rappelle une fois, quand j’étais assez petit, beaucoup d’amis qui visitaient le site parlaient de nombreuses choses importantes. Je ne reçois plus de nouvelles de ces amis. Pour répondre à ta question, nous voulons apprendre davantage sur le site afin de jouer le rôle de véritables guides. Car trop souvent les gens pensent du mal du site. »
Suivant les données de nos enquêtes de terrain, nous avons pu comprendre que la question de la participation communautaire à Badjo n’était pas insignifiante. Si l’État ne supportait pas économiquement les festivités à Badjo ou les supportait très partiellement, les habitants de la localité s’organisaient tant sur le plan économique que sur le plan social pour la réalisation des festivités annuelles, révélaient les données de nos enquêtes de terrain en janvier 2019. Il y avait là tout un engagement communautaire qui n’était pas négligeable et qui avait un sens pour les membres de la communauté. S’il est vrai que les gens ne s’organisaient pas de façon formelle, dans le sens qu’il n’existait pas d’organisations de la société civile à Badjo œuvrant dans le domaine du tourisme, ces membres de la communauté se réunissaient spontanément durant les périodes de festivités pour que tout se passe bien à Badjo.
Dans cette optique, la contribution économique des membres de la diaspora n’était pas négligeable. Par obligation et par courtoisie, les gens de la diaspora contribuaient d’une manière ou d’une autre à la réalisation des festivités annuelles en janvier 2019. Ils le faisaient pour répondre aux exigences des esprits qui leur apportaient toujours de la bénédiction économique en terre étrangère, révélaient les données de nos enquêtes de terrain. En effet, les membres de la diaspora viennent toujours en Haïti afin de régler leurs affaires mystiques en vue de trouver ou de ne pas perdre un bon emploi à l’étranger. Là où sont les esprits, ces derniers assurent une certaine garantie économique aux membres de la diaspora. En plus de cette garantie économique, les esprits procurent une protection contre les pratiques de sorcellerie. Car, même de l’étranger, les gens peuvent être frappés mystiquement par des proches en Haïti jaloux de leurs succès économiques. Les forces maléfiques traversent bien les frontières. Il faut l’aide des esprits pour les combattre.
Par courtoisie, des gens peuvent simplement sentir le devoir de contribuer aux activités festives sans l’idée d’en tirer quelque chose en retour. C’était notre cas en 2014. Depuis Québec, nous avions envoyé de l’argent pour les festivités annuelles à Souvenance, un autre site vodou d’Haïti. C’était pour nous simplement une question de courtoisie et de reconnaissance. En effet, les gens de Souvenance nous avaient rendu beaucoup de services dans le cadre de la réalisation de notre mémoire de maîtrise en 2014.
Toutefois, si la grande majorité des personnes interrogées pensaient qu’elles devaient s’impliquer dans la gestion du site et les festivités annuelles, nous nous rendions compte qu’elles n’avaient pas vraiment de pouvoir, ou du moins pas de pouvoir décisionnel. Avant les festivités, les responsables organisaient une grande réunion avec elles pour leur confier leurs responsabilités. C’était bien. Mais qu’en était-il de leur point de vue, de leur position par rapport à telle ou telle décision ? Selon notre constat et les données empiriques, les membres de la communauté locale n’avaient pas vraiment de pouvoir décisionnel. Ils ne faisaient que recevoir les principes édictés par les dirigeants du site sans même pouvoir les remettre en question.
L’un des responsables interrogés à Badjo reconnaissait certes la participation des communautés locales à un certain niveau, mais le dernier mot revenait au serviteur. Les propos de l’un des responsables de Badjo en disaient long : « Les gens sont toujours préparés à recevoir et à diriger les touristes. Mais ils n’ont pas trop d’explications à donner. Pour toute autre chose, on doit voir le serviteur qui, lui-même, s’en occupe. » Ces propos nous ont permis de comprendre que les responsables du site se comportaient en seigneurs ; ils pouvaient prendre des décisions relatives au site sans consulter personne. En effet, selon un membre de la communauté locale interrogé, le slogan du serviteur (le premier chef) était toujours le suivant : « tou pare ». En français, cette expression créole signifie une improvisation à l’extrême découlant d’une décision strictement personnelle au moment opportun. Mais ce qu’il faut comprendre dans le sens des propos du membre de la localité, c’est que le serviteur agissait ainsi le plus souvent dans le souci de réaliser les festivités annuelles sans l’avis des autres membres du comité de gestion du site, qui restaient tout à fait passifs.
L’autre chose qui attirait notre attention à Badjo, c’est qu’au moment des entretiens avec les membres de la communauté locale, ils n’étaient pas à l’aise d’aborder certains sujets en lien avec le site. Ils nous renvoyaient toujours aux responsables du site qui avaient le dernier mot. Les membres de la communauté locale pensaient que leur participation était très limitée. Cela peut s’expliquer de différentes manières :
- ils peuvent avoir un grand respect pour les responsables du site, qui inspirent confiance d’ailleurs ;
- ils peuvent minimiser leur participation réelle et effective dans la gestion du site ;
- ils peuvent ignorer que leur participation constitue un facteur important dans la gestion du site (Gustave, 2021).
Dans tous les cas, nous pensons que les membres de la communauté locale ne sont pas assez formés et informés pour comprendre qu’ils doivent jouer un rôle important dans la gestion et la mise en tourisme du site. Il n’existait aucune organisation de tourisme et de patrimoine à Badjo, comme c’était le cas à Saut-d’Eau (voir Gustave, 2021). Aucune formation à ce sujet n’avait été offerte à la communauté locale. Par conséquent, il y avait un manque d’engagement civique qui rendait les gens passifs.
La participation de la communauté locale dans les festivités à Badjo vue par le haut
Si les personnes de catégories socio-économiques inférieures pensaient qu’elles devaient participer aux activités festives à Badjo et à la gestion de ce site, les individus avisés (les responsables du site et les autorités étatiques locales) croyaient que des critères devaient être établis pour encadrer cette participation. Ils n’étaient pas totalement opposés à l’idée, mais ils affirmaient que seuls les gens formés et éduqués devaient s’impliquer dans la gestion et les activités touristiques du site. Comme le souligne Nkoghe (2008, p. 35) : « la population qui reçoit doit être éduquée et sensibilisée sur l’accueil, la réception du touriste ». En ce sens, Carlo, sexagénaire, responsable d’une institution patrimoniale en Haïti et journaliste, nous disait :
« Bon, moi je te dis que l’État haïtien ne doit pas abandonner les lakou, c’est à l’État de faire le développement, il ne peut pas se réaliser sans l’État. Il n’y a pas une école de transmission, il y a des enfants qui vivent dans le lakou, qui ne savent rien du lakou, il faut que les gens connaissent le lakou. Si vous avez bien suivi, vous pouvez constater que les gens sont faibles. Si l’État ne peut pas s’engager pour structurer le lakou, la participation dont vous parlez ne veut rien dire. La première forme de participation est humaine. Si l’homme n’est pas informé, s’il n’est pas formé, comment peut-il participer ? »
Vu le sens sacré de Badjo donnant lieu à l’existence d’une culture implicite, dans le sens où il y a des choses qu’on partage et d’autres qu’on ne partage pas (Michel, 2006), et étant donné que le patrimoine est souvent associé à des formes de mobilisation et de conflictualité de toutes sortes : politique, économique et identitaire (Régulus, 2010 ; Comby et Le Lay, 2012 ; Benazzouz et Dahli, 2012 ; Poda, 2010), certains responsables du site et certaines autorités étatiques étaient d’avis que la communauté locale devait participer aux festivités du site (nettoyage, constitution de guides, mise en tourisme du site...), mais à un certain niveau. De façon spécifique, les responsables du site nous informaient qu’ils organisaient toujours des réunions avec les membres de la communauté locale pour leur confier leurs tâches lors des périodes de festivités, mais que les grandes décisions étaient prises par ces responsables.
Au sujet de la participation de la communauté locale, Malice, un des chefs du site, quinquagénaire, s’exprimait :
« Eh bien, oui, de toute façon. Parce que quand on a un patrimoine, c’est-à-dire un lakou, on ne peut pas le gérer tout seul. Cela sous-entend que chaque personne doit avoir ses responsabilités. Cela peut arriver que je sois dans la salle de Soba au moment où une délégation vient nous visiter ; des gens doivent être là pour les recevoir. Les gens sont toujours prêts à recevoir les invités, les touristes, et capables de les diriger vers les bons endroits. Mais la personne qui reçoit n’a pas trop d’explications à donner. Pour des choses importantes, il faut voir le serviteur. Avant les festivités, nous organisons toujours des réunions avec les gens afin de confier à chacun ses responsabilités. La personne qui joue le rôle d’accueil doit savoir qu’elle doit recevoir les touristes étrangers. En particulier, la communauté locale participe toujours aux festivités, que ce soit chaque année ou tous les sept ans. Nous avons une commission d’accueil qui connaît bien son rôle. Lors des périodes de festivité, la communauté locale participe aussi à des travaux de nettoyage du lakou... Mais nous ne pouvons pas leur donner un pouvoir décisionnel vu les conséquences que cela peut avoir sur le sens sacré du site. »
En ce sens, la question de la participation de la communauté locale dans la gestion du site ou les festivités annuelles n’était pas simple. Cela faisait appel à la formation des gens, à l’intervention de l’État et au respect de la culture implicite du site. En effet, dans le rapport entre tourisme et vodou en Haïti, les étrangers veulent toujours tout filmer et tout photographier sans le consentement des communautés locales (Dautruche, 2013), ce qui constitue un manque de respect pour la culture locale. Lisons les propos de Paulo, sexagénaire, un des chefs du site Badjo, au sujet de la participation de la communauté locale :
« Je n’ai rien contre la participation de la communauté locale. D’ailleurs, les gens participent toujours aux activités touristiques du site : ils dansent, ils jouent le rôle de guides, ils préparent des plats. Mais je dis que l’État a un travail à faire pour permettre aux gens de s’impliquer davantage. Le travail de l’État consiste à former les gens, réaliser des travaux d’infrastructure, ériger des monuments des chefs du lakou dans le site, construire un musée afin que les gens connaissent bien le site. C’est ainsi que les gens peuvent jouer le rôle de guides, mais à condition de respecter la culture implicite du site. Selon moi, touristiquement parlant, les gens ne peuvent pas se livrer réellement parce qu’il y a un préalable nécessaire à cela. Il y a trop d’exigences. »
La question de la formation de la communauté locale comme préalable nécessaire à la gestion du site et à son implication dans les festivités annuelles était tellement importante qu’elle traversait le discours de tous les cadres interrogés en janvier 2019. Jacques, quinquagénaire, cadre de la fonction publique, nous disait :
« Oui, il faut que les gens participent aux activités touristiques. Mais il y a des choses qu’on doit réaliser. Par exemple, nous voulons faire de la promotion pour le lakou, procéder à la formation des gens afin qu’ils puissent jouer le rôle de guide. Nous pouvons présenter le projet, mais le ministère de la Culture ne fait jamais de promotion pour ce projet. Tu sais que tout se réduit à la politique dans ce pays. »
Par rapport aux individus de catégories socio-économiques inférieures à Badjo qui pensaient qu’ils devaient participer aux festivités du site, les personnes avisées (responsables du site et autorités étatiques) se faisaient une autre représentation de la participation des membres de la communauté dans la gestion et les festivités du site. Selon leurs réponses, la participation n’est pas l’affaire de tout le monde. Leur vision n’était pas insignifiante, puisqu’il y a des niveaux de participation qui exigent un certain niveau de formation et d’information. Par exemple, quelqu’un qui joue le rôle de guide : comment peut-on jouer ce rôle dans un site sans avoir un niveau de formation et d’information adéquat ? La question des guides est d’une importance capitale dans le cadre de l’implication de la communauté locale. Car trop souvent, l’absence de guides bien formés contribue à salir l’image du vodou au lieu de la défendre. Mais pour ce faire, il faut que ces personnes soient bien formées et bien encadrées.
Si nous prenons un autre exemple comme la transmission du patrimoine, nous dirions que pour transmettre un patrimoine, il faut bien le connaître. Les personnes formées ou bien formées seraient plus aptes à le transmettre. Celui qui transmet un patrimoine immatériel est un porteur de tradition. Ce dernier doit avoir une bonne connaissance de ce patrimoine qu’il transmet. À défaut d’une solide formation académique, le porteur de tradition doit être bien informé pour transmettre le patrimoine en question. N’importe qui ne peut pas le faire. Tout cela pour dire que la question de la formation des membres de la communauté locale n’est pas insensée et devrait être prise en compte dans le cadre des politiques culturelles en Haïti.
Toutefois, à d’autres niveaux, nous pensons que les gens n’ont pas besoin d’une formation académique avancée. Par exemple, quelqu’un qui participe au nettoyage de son site, quelqu’un qui danse lors des festivités, ou quelqu’un qui prépare de la nourriture. Une connaissance formelle et académique n’est pas nécessaire dans ces cas. Ces personnes ont plutôt besoin d’un savoir-faire traditionnel et non formel leur permettant de réaliser ces tâches. Selon le niveau de participation, nous dirions que les membres de la communauté locale n’ont pas tous besoin d’être bien formés et informés pour pouvoir participer aux festivités et à la gestion du site.
Conclusion
La participation des membres de la communauté locale aux festivités annuelles à Badjo n’était pas à démontrer. Sous une forme ou une autre, les gens participaient à la gestion du site et aux festivités annuelles : nettoyage, danses, préparation de la nourriture... Toutefois, le degré de participation, selon qu’on était protestant ou vodouisant, n’était pas chose facile à déterminer.
Dans cet article, il a été question pour nous d’interroger la participation de la communauté locale à la gestion de Badjo et aux festivités annuelles dans une logique opposant dirigeants et dirigés. Selon les données empiriques, les dirigeants ne se faisaient pas la même représentation de la participation de la communauté locale à la gestion et aux festivités annuelles du site que les dirigés. Si ces derniers pensaient que cette participation était un fait normal, voire un devoir pour eux, les dirigeants estimaient plutôt que certaines conditions devaient être réunies pour faciliter la participation de la communauté locale à la gestion et aux festivités annuelles du site. Parmi ces conditions, nous pouvons citer : la formation des membres de la communauté locale, la capacité à recevoir les touristes ou les visiteurs, l’information sur le site... Par ailleurs, les dirigeants pensaient que, pour protéger le site contre l’influence étrangère et pour en garder le sens sacré, la participation des membres de la communauté locale devait être limitée.
Références
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Wallerstein, I. (1999). L’histoire continue (P. Hutchinson, Trad.). Paris : Éditions de l’Aube.
Notes
[1] Le terme lakou désigne une communauté humaine établie dans un cadre spatial particulier à la vie rurale. Cette forme d’organisation sociale est axée sur des liens de parenté. En effet, d’après J. B. Romain, le lakou « est composé d’une famille aux membres solidaires et dont la solidarité résulte d’habitudes communes, d’un culte commun, de la soumission à une autorité commune qui est celle de l’aïeul » (Demesvar et Noël, 2009, p. 16).